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dans l’intérieur de nos riches fermiers ; le repas fini, nous repassons dans la première pièce. À ce moment entre ronde de notre ami, celui que nous avions rencontré à la gare. « Je vais vous laisser avec mon oncle, nous dit-il alors ; si vous avez quelques questions à poser sur notre foi et sur nos mœurs, il sera mieux que moi en état de vous répondre. Pour moi, je vais, si vous le permettez, passer dans la chambre à côté pour causer avec ma mère et mes sœurs, car nous avons bien des choses à nous dire. » Ainsi fut fait, et nous demeurâmes, le chapelain et moi, en tête-à-tête avec le vieillard.

Notre nouvel interlocuteur était un homme d’assez grand âge, mais droit, sec, vert, aux traits plutôt ascétiques. Il était entré dans la chambre un grand bâton et une lanterne à la main, la tête couverte d’un chapeau de feutre noir à larges bords et enveloppé jusqu’aux pieds dans un épais manteau de drap retenu à son cou par une chaînette en cuivre. Ainsi mon imagination se serait assez volontiers représenté le vieux Silas Deans de la Prison d’Edimbourg, le père de Jeanie et de la malheureuse Effie. Nous étions un peu embarrassés, car, même lorsqu’on y est invité, il est toujours délicat d’interroger un homme sur sa foi et surtout sur ses mœurs. Notre chapelain, auquel je laissais naturellement le dé de la conversation, finit cependant par lui demander : « Y a-t-il longtemps que vous demeurez dans le pays ? » Cette question banale suffit pour rompre la glace. « Oh ! oui, répondit le vieillard ; je suis un des rares survivans de ceux qui sont arrivés ici avec Brigham Young. Vous savez qu’après l’indigne massacre du chef de notre religion, Joseph Smith, dans la prison de Carthage, Brigham Young rassembla tous ses disciples, pour lesquels il n’y avait plus de sécurité dans l’état d’Illinois, où ce crime affreux s’était passé, et qu’il entreprit, conformément aux ordres qu’il avait reçus de Dieu en songe, de les conduire à travers le désert vers une nouvelle terre promise. Ah ! le chemin fut rude. Il n’y avait pas de chemin de fer alors ; il n’y avait même pas de route tracée dans les prairies, et à l’exception peut-être de quelques chercheurs d’aventures, personne n’avait traversé la chaîne des montagnes Rocheuses. Hommes, femmes, enfans, nous voyagions tous à pied ou dans des chariots, et nous étions obligés à la fois de trouver à nous nourrir et de veiller à nous défendre contre les animaux sauvages et contre les Indiens. Les Indiens étaient ceux que nous redoutions le moins. Nous allions à eux. « Nous sommes, leur disions-nous, des victime ? comme vous, des proscrits comme vous. Laissez-nous passer. » Et ils ne nous faisaient point de mal. Mais ce n’en fut pas moins un dur exode, et la seule chose qui soutenait nos courages, c’était la pensée que nous ressemblions aux Israélites dans le désert et la confiance