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toucher avec la main la paroi du rocher. À d’autres, la gorge s’évase un peu pour se resserrer bientôt. On pourrait se croire enfermé dans un cercle infranchissable, et il est impossible d’apercevoir de loin la fente imperceptible par laquelle le chemin de fer va passer et celle par laquelle il est sorti. C’est ce qu’on appelle les gâtes. Mais, à la longue, la monotonie de ces défilés égale presque celle des prairies, bien que la largeur même de cette chaîne de montagnes (le passage ne dure pas moins d’une journée) finisse par produire aussi une certaine impression de grandeur. Le lendemain matin, lorsque je me réveille de nouveau dans un pays absolument plat, je me prends à regretter les montagnes, et je commencerais à me sentir envahi par l’ennui si je ne nouais une relation qui change le cours de mes idées et même celui de mes projets.

Parmi mes compagnons de route j’avais remarqué, pour son air doux, tranquille, et ses bonnes manières, un jeune homme qui paraissait âgé d’une vingtaine d’années. Les cheveux et la barbe d’un blond très clair, les yeux gris et doux, l’air un peu timide, la mise convenable et plutôt soignée, il avait assez l’air d’un jeune Anglais faisant son tour du monde. Je n’avais point eu l’occasion d’entrer en relations directes avec lui, et je connaissais à peine le son de sa voix très douce, lorsque mon attention fut attirée, le second jour de notre départ d’Omaha, par une discussion assez vive qui s’était élevés à l’extrémité du wagon et dont il paraissait être le centre. Je m’approchai, je prêtai l’oreille, et je reconnus qu’il discutait avec un chapelain de l’armée fédérale (mon voisin de lit par parenthèse) la question de savoir si la polygamie était interdite par l’évangile. Le chapelain soutenait l’affirmative, naturellement. Mais son jeune contradicteur tenait bon, et je fus frappé de l’ardeur qu’il apportait dans son argumentation, tout en remarquant qu’il ne s’y mêlait aucune ironie ni même aucune intention irrespectueuse. Je me demandais avec curiosité à quel interlocuteur le chapelain pouvait bien avoir affaire, lorsque quelques paroles et quelques argumens échangés de part et d’autre me firent deviner l’énigme : ce jeune homme, à l’air si poli, à la mise si soignée, à la voix si douce, était un mormon, et c’était à cause de cela que la question de la polygamie lui tenait si fort à cœur. Peu à peu le bruit de la présence d’un mormon se répandit dans le train. Un cercle se forma autour de lui, et la discussion devint générale, chacun voulant placer son mot, jusques et y compris le conducteur du sleeping car, qui se mit, tout comme le chapelain, à argumenter contre le mormon, à grand renfort de textes. Je ne m’imagine pas chez nous, — peut-être à tort, — un chef de train citant des versets de l’évangile. Mais bientôt la discussion dégénéra en personnalités.