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auxquels il n’est pas indifférent de payer la livre de viande quelques sous de plus ou de n’en pas manger du tout.

Si relevée que soit cette conversation, la journée ne m’en paraît pas moins longue, et je vois avec plaisir venir la nuit. Le lendemain matin, sur les neuf heures, nous arrivons à Councils Bluff, sur les bords du Missouri, et après avoir traversé le fleuve sur un pont en fer très hardi, nous débarquons à Omaha. C’est la tête de ligne de l’Union Pacific et le point de départ du voyage à travers les contrées récemment conquises à la civilisation. Je m’en aperçois tout de suite à un petit détail. Je demande au buffet un timbre-poste de cinq cents. On me le fait payer sept, et comme je demande pourquoi : « Pour la peine de l’avoir apporté ici, » me répond-on. Sous prétexte de cette peine qui, en réalité, est absolument nulle, le voyageur est victime, depuis Omaha jusqu’à San-Francisco, d’une exploitation en règle. Trois fois par jour on lui fait payer au prix d’un dollar un maigre et exécrable repas, où figurent presque invariablement de prétendus biftecks d’antilope que j’ai toujours soupçonnés d’être du vulgaire entrecôte de bœuf. Impossible de se procurer dans aucune gare un fruit, un journal, un livre ; mais à peine le train entre-t-il-en marche que vous êtes soumis aux incessantes sollicitations d’un industriel qui vous offre tout cela pour le double ou le triple de la valeur et ne vous laisse point en repos que vous ne lui ayez acheté quelque chose.

Ces petites vexations ne sont rien pour le voyageur qui passe. Mais ce qui est plus sérieux, c’est que les deux compagnies de l’Union Pacific et du Central Pacific[1], qui sont en possession d’un monopole de fait, s’entendent pour faire payer aux marchandises un prix exorbitant, sans que le gouvernement fédéral, qui a pourtant contribué par une subvention à la construction de cette grande ligne, ait le moyen d’exercer quelque contrôle sur ces tarifs. Cette situation, qui fait l’objet de réclamations très violentes, durera aussi longtemps que le monopole des deux compagnies, c’est-à-dire jusqu’au moment où une nouvelle ligne parallèle qui passera plus au nord viendra leur faire concurrence ; à moins toutefois, comme il arrive souvent, que toutes ces compagnies ne s’entendent pour maintenir les mêmes tarifs. Alors les réclamations continueront, et les compagnies n’en auront cure. J’ai pu remarquer en effet en lisant les journaux qu’en dépit du bon marché général des transports, fruit d’une concurrence illimitée et souvent ruineuse pour les actionnaires, les réclamations du public contre les compagnies de chemins de fer n’étaient pas moins fréquentes en Amérique qu’en France, et

  1. L’Union Pacific va de Omaha à Ogden, et le Central Pacific d’Ogden à San Francisco. Ce sont deux compagnies distinctes, mais syndiquées.