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maître. En suivant la vérité au prix de tous les sacrifices, j’étais convaincu de le suivre et d’obéir au premier de ses enseignemens.

J’étais maintenant si loin de mes vieux maîtres de Bretagne, par l’esprit, par les études, par la culture intellectuelle, que je ne pouvais presque plus causer avec eux. Un d’eux entrevit quelque chose : « Ah ! j’ai toujours pensé, me dit-il, qu’on vous faisait faire de trop fortes études. » L’habitude que j’avais prise de réciter mes psaumes en hébreu, dans un petit livre écrit de ma main que je m’étais fait pour cela, et qui était comme mon bréviaire, les surprenait beaucoup. Ils étaient presque tentés de me demander si je voulais me faire juif. Ma mère devinait tout sans bien comprendre. Je continuais, comme dans mon enfance, à faire avec elle de longues promenades dans la campagne. Un jour, nous nous assîmes dans la vallée du Guindy, près de la chapelle des Cinq Plaies, à côté de la source. Pendant des heures, je lus à côté d’elle, sans lever les yeux. Le livre était bien inoffensif ; c’étaient les Recherches philosophiques de M. de Bonald. Ce livre néanmoins lui déplut ; elle me l’arracha des mains ; elle sentait que, si ce n’était lui, c’étaient ses pareils qui étaient ses ennemis.

Le 6 septembre 1845[1], j’écrivis à M.***, mon directeur, la lettre suivante, dont je retrouve la copie dans mes papiers. Je la reproduis sans rien atténuer de ce qu’elle a de contradictoire et de légèrement fiévreux.


Monsieur,

Quelques voyages que j’ai dû faire au commencement de mes vacances m’ont empêché de correspondre avec vous aussitôt que je l’eusse désiré. C’était pourtant un besoin bien pressant pour moi que de n’ouvrir à vous sur des peines qui deviennent chaque jour de plus en plus vives, d’autant plus vives que je ne trouve ici personne à qui je puisse les confier. Ce qui devrait faire mon bonheur cause mon plus

  1. M. l’abbé Cognat, curé de Notre-Dame-des-Champs, qui fut, avec M. Foulon, actuellement archevêque de Besançon, mon meilleur ami au séminaire, a communiqué au Figaro (3 avril 1879) et publié dans le Correspondant (10 mai et 10 juin 1882), divers extraits de lettres de moi écrites à la même date que celles que je donne ici. J’aimerais certes à relire toutes ces lettres, qui me rappelleraient bien des nuances d’un état d’âme disparu depuis trente-sept ans. Pour moi, M. Foulon et M. Cognât sont d’anciens amis, qui me sont restés très chers. Pour eux, j’espère que je suis cela aussi ; mais je dois être de plus un adversaire du dogme qu’ils professent, quoique, à vrai dire, dans l’état d’esprit où je suis, il n’y ait rien, ni personne dont je sois l’adversaire. Depuis nos anciennes relations, je n’ai revu M. Cognat qu’une seule fois ; c’était aux funérailles de M. Littré. Nous portions la chappe tous les deux, lui comme curé, moi comme directeur de l’Académie ; nous_ ne pûmes causer.