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était le mobile de mon existence, ne fut en rien diminué. Mes habitudes et mes manières se trouvèrent très peu modifiées.

Saint-Sulpice, en effet, avait laissé en moi une si forte trace que, pendant des années, je restai sulpicien, non par la foi, mais par les mœurs. Cette éducation excellente, prolongée jusqu’à vingt-trois ans, qui m’avait montré la perfection de la politesse en M. Gosselin, la perfection de la bonté en M. Carbon, la perfection de la vertu en M. Pinault, M. Le Hir, M. Gottofrey, avait donné à ma nature docile un pli ineffaçable. Mes études, vivement continuées hors du séminaire, me confirmèrent si absolument dans mes présomptions contre la théologie orthodoxe qu’au bout d’un an j’avais peine à comprendre comment autrefois j’avais pu croire. Mais, la foi disparue, la morale reste ; pendant longtemps mon programme fut de lâcher le moins possible du christianisme et d’en garder tout ce qui peut se pratiquer sans la foi au surnaturel. Je fis en quelque sorte le triage des vertus du sulpicien, laissant celles qui tiennent à une croyance positive, retenant celles qu’un philosophe peut approuver. Telle est la force de l’habitude. Le vide fait quelquefois le même effet que le plein. Est pro corde locus. La poule à qui l’on a arraché le cerveau continue néanmoins, sous l’action de certains excitans, à se gratter le nez.

Je m’efforçai donc, en quittant Saint-Sulpice, de rester aussi sulpicien que possible. Les études que j’avais commencées au séminaire m’avaient tellement passionné que je ne songeais qu’à les reprendre. Une seule occupation me parut digne de remplir ma vie, c’était de poursuivre mes recherches critiques sur le christianisme par les moyens beaucoup plus larges que m’offrait la science laïque. Je me figurais toujours en la compagnie de mes maîtres, discutant avec eux les objections et leur prouvant que des pages entières de l’enseignement ecclésiastique sont à réformer. Quelque temps, je continuai de les voir, surtout M. Le Hir. Puis je sentis que les rapports de l’homme de foi avec l’incrédule deviennent vite assez pénibles, et je m’interdis des relations qui ne pouvaient plus avoir d’agrément ni de fruit que pour moi seul.

Dans l’ordre des idées critiques, je cédai également le moins possible, et c’est ce qui fait que, tout en étant rationaliste sans réserve, j’ai néanmoins plus d’une fois paru un conservateur dans les discussions relatives à l’âge et à l’authenticité des textes. La première édition de mon Histoire générale des langues sémitiques contient ainsi, en ce qui concerne l’Ecclésiaste et le Cantique des cantiques, des faiblesses pour les opinions traditionnelles que j’ai depuis successivement éliminées. Dans mes Origines du christianisme, au contraire, cette réserve m’a bien guidé ; car, dans ce travail, je