Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 54.djvu/248

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les ecclésiastiques en voyage, les supérieures de couvent qui avaient des affaires à Paris, y trouvaient un asile commode et à bon marché. La transition de l’habit ecclésiastique à l’habit laïque est comme le changement d’état d’une chrysalide ; il y faut un peu d’ombre. Certes, si quelqu’un pouvait nous dire tous les romans silencieux et discrets que couvrit ce vieil hôtel, maintenant disparu, nous aurions d’intéressantes confidences. Il ne faudrait cependant pas que les conjectures des romanciers fissent faute route. Je me rappelle Mlle Céleste ; dans le souvenir reconnaissant que beaucoup d’ecclésiastiques conservaient d’elle, il n’y avait rien qui, au point de vue des canons les plus sévères, ne se pût avouer.

Pendant que j’attendais, chez Mlle Céleste, que ma métamorphose fût achevée, la bonté de M. Carbon ne restait pas inactive. Il avait écrit pour moi à M. l’abbé Gratry, alors directeur du collège Stanislas, et celui-ci me fit offrir un emploi de surveillant dans la division supérieure. Je consultai M. Dupanloup, qui me dit d’accepter : « Ne vous y trompez pas, me dit-il ; M. Gratry est un prêtre distingué, tout, ce qu’il y a de plus distingué. » J’acceptai ; je n’eus qu’à me louer de tout le monde ; mais cela ne dura que quinze jours. Je vis que ma situation nouvelle impliquait encore ce à quoi j’avais voulu mettre fin en sortant du séminaire, je veux dire une profession extérieure avouée de cléricature. Je n’eus ainsi avec M. Gratry que des rapports tout à fait passagers. C’était un homme de cœur, un écrivain assez habile ; mais le fond était nul. Le vague de son esprit ne m’allait pas. M. Carbon et M. Dupanloup lui avaient dit le motif de ma sortie de Saint-Sulpice. Nous eûmes ensemble deux ou trois entretiens, où je lui exposai mes doutes positifs, fondés sur l’examen des textes. Il n’y comprit rien, et son transcendant dut trouver ma précision bien terre à terre. Il n’avait aucune science ecclésiastique, ni exégèse, ni théologie. Tout se bornait à des phrases creuses, à des applications puériles des mathématiques à ce qui est « matière de fait. » L’immense supériorité de la théologie de Saint-Sulpice sur ce pathos, se donnant pour scientifique, me frappa bien vite. Saint-Sulpice sait ce qu’est le christianisme ; l’École polytechnique ne le sait pas. Mais, je le répète, l’honnêteté de M. Gratry était parfaite, et c’était un homme très attachant, un vrai galant homme.

Je me séparai de lui avec regret, mais je le devais. J’avais quitté le premier séminaire du monde pour un autre qui ne le valait pas. La jambe avait été mal remise ; j’eus le courage de la casser de nouveau. Le 2 ou 3 novembre 1845, je franchis le dernier seuil par lequel l’église avait voulu me retenir, et j’allai m’installer dans une institution du quartier Saint-Jacques, relevant du lycée Henri IV,