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considérer le Djoué et le Niari comme le passage le plus propre à l’établissement d’un chemin de fer, et Ntamo, qui occupe un des points extrêmes du Congo navigable, se trouve commander aussi la voie commerciale la plus sûre, la plus commode, la plus directe pour relier ce fleuve à l’Atlantique. En prenant les devans sur M. Stanley et en jetant son dévolu sur ce village et son territoire, M. de Brazza a mis dans les mains de la France la clé du Congo. Cette histoire prouve que ce n’est pas tout que d’avoir des souliers, que ceux qui n’en ont pas arrivent quelquefois plus vite que ceux qui font gloire d’en avoir. Elle prouve aussi que, dans certains cas, les petites subventions conduisent plus sûrement au but que les grandes. De toute manière, cette morale nous plaît. Nous ne connaissons pas dans ce monde de spectacle plus réjouissant et plus propre à honorer notre espèce que celui d’un « va-nu-pieds » qui accomplit de grandes choses par de petits moyens et gagne les parties avec des pions.

M. Stanley a prodigué dans son discours sa plus fine ironie pour représenter M. de Brazza comme un prestidigitateur, expert en tours de passe-passe. Il l’a raillé sans miséricorde sur ses roueries diplomatiques, sur sa souplesse et son astuce florentines, sur la subtilité de son esprit et de ses doigts. « Si M. de Brazza, a-t-il dit, n’avait pas de quoi s’acheter des chaussures, c’est qu’il avait consacré la moitié au moins de ses subsides à l’achat des pavillons qu’il a répandus sur tout le Congo. » Il a ajouté : « Le roi Makoko, saisi d’une vive admiration pour l’esprit génial du grand voyageur, ébloui par ce déploiement extraordinaire de drapeaux tricolores et sans doute séduit par toute la gloire attachée à ce chiffon, n’a pu mieux faire que de se dépouiller en sa faveur d’une partie de son territoire. »

M. Stanley oublie ou feint d’oublier qu’avant d’offrir ce chiffon au roi noir, M. de Brazza s’était donné beaucoup de peine pour lui apprendre à quoi ce chiffon peut servir. Il n’y a pas d’astuce florentine qui tienne, il n’eût jamais réussi à convaincre Makoko si ses œuvres n’eussent parlé pour lui. Pendant les longs mois qu’il avait passés dans le bassin de l’Ogooué, il n’était point resté oisif, les bras ballans. Achetant un village et des plantations, il avait fondé au mois de juin 1880 une première station française, qui a pris le nom de Franceville. Il avait racheté beaucoup d’esclaves : quelques-uns étaient retombés en servitude, les autres étaient heureux de travailler librement pour lui. Son crédit était tel que, du Gabon au Congo, ses courriers pouvaient voyager sans crainte, et que ses convois de marchandises et de provisions franchissaient des centaines de kilomètres sans aucune escorte. Il s’était montré partout débonnaire et pacifique, n’employant jamais inutilement la force, recourant plus volontiers à la persuasion. Ce don de persuader qu’il possède, il s’en était servi pour prêcher l’abolition des monopoles qui rendaient tout commerce impossible. Chaque tribu