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depuis son embouchure jusqu’au-dessus des rapides, sans se dire que quand cette route eût offert autant d’avantages qu’elle offrait d’inconvéniens, « les relations commerciales ne pouvaient s’établir avec fruit au milieu de populations considérables, mal disposées et frémissantes encore au souvenir des blancs dont le passage avait été aussi rapide que celui d’un ouragan. » Il se mit incontinent à l’ouvrage, achetant les terrains à sa convenance, y fondant des stations, franchissant montagnes et ravins, « bissant et affalant le long de ces interminables montées et descentes des vapeurs démontables qui, lancés définitivement en amont des rapides, devaient aller sillonner de gré ou de force les 12,000 ou 15,000 kilomètres de voies fluviales fournies par le Congo et ses affluens et drainer vers Stanley-Pool les produits d’un bassin aussi étendu que le tiers de l’Europe. »

Tout marchait au gré de ses souhaits, il le prétend du moins, quand une fâcheuse nouvelle parvint à ses oreilles. Il apprit qu’un obstacle inattendu venait de se dresser devant lui, que le passage lui était barré ; il laissa aussitôt derrière lui son matériel et son personnel, et, le 27 juillet 1881, il arrivait à Ncouna, accompagné de quatre Européens, dont deux officiers belges, et de soixante-dix Zanzibars. Il s’avisa que l’obstacle était « un morceau d’étoffe bleu, blanc et rouge, » et un sergent, nommé Malamine, qui avait deux hommes pour toute escorte. Se voir arrêter par un sergent et un morceau d’étoffe, le cas lui parut plaisant. Quoique le sergent se fût avancé à sa rencontre avec deux moutons et une provision de livres qui fut mise à sa disposition, il le reçut brutalement, après quoi il tenta de le suborner ; mais le sergent avait la tête dure et ne voulut entendre à rien. Il découvrit aussi que le morceau d’étoffe était pris fort au sérieux par les indigènes, qu’ils s’en couvraient pour défendre leurs droits et qu’emportés, par un excès de zèle, ils s’étaient retranchés derrière une immense barricade avec leurs fusils et leurs sagaies. Ils lui assignèrent pour lieu de campement un vilain bas-fond de 20 mètres carrés, enfermé entre le fleuve et l’épaisseur d’une forêt, à 2 kilomètres de tout village. Ils l’y tinrent bloqué ; défense avait été intimée de lui fournir aucune nourriture. C’était pousser trop loin la rancune. Ce fut dans ce bas-fond que M. Stanley reçut la visite d’un missionnaire français, le père Augouard, qu’il accueillit fort bien, car dans les occasions il est fort aimable. Grâce au sergent Malamine, le père Augouard avait été présenté la veille au roi Makoko, qui lui avait offert le siège le plus riche qu’il eût jamais eu de sa vie, une grande natte reposant sur vingt-cinq défenses d’ivoire. Mais le roi lui déclara qu’il ne permettrait à personne de se bâtir une case avant l’arrivée de M. de Brazza, qu’il attendait depuis plus de six mois. Le candide missionnaire, qui n’était pas au fait, ne comprit point la situation, Il se disait qu’un sergent n’était qu’un sergent, que M. Stanley était M. Stanley ; il eut le tort de faire trop peu