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indigènes sont d’autant plus portés à accueillir l’Européen qu’ils ont, en général, l’esprit commercial, le goût du trafic et du négoce. Quoiqu’il n’y ait pas beaucoup d’idées dans leurs têtes crépues, la notion du troc, de l’échange, de l’achat et de la vente y est profondément enracinée. Ils savent ce que c’est qu’un contrat et qu’il faut offrir quelque chose pour obtenir davantage. Ils tiennent même pour une vertu la fidélité aux engagemens. Aussi convient-il de ne leur point manquer de parole, d’avoir avec eux une conduite égale, unie, de ne pas les dérouter par de brusques variations d’humeur, par de fâcheuses inconstances. Certaines tribus voisines du Gabon s’étonnent de ce que les Français, qu’ils appellent Fallâs, cherchent tour à tour à les y attirer, ou, se ravisant, les refoulent dans leurs villages. Elles trouvent aussi que la colonie change trop souvent de gouverneur. Elles disent : « Notre chef a toujours la même tête, le chef des Fallâs du Gabon en change tous les deux ans. » Le malheur est qu’au Congo, la traite des esclaves est un des trafics les plus goûtés. Le développement des relations commerciales sera le meilleur moyen de combattre ce hideux négoce. Quand tel chef batéké sera bien convaincu qu’il y a pour lui plus de profit à vendre du. caoutchouc que des hommes, il sera moins enclin à regarder ses sujets comme une marchandise, comme un article d’exportation. En Afrique aussi bien qu’en Europe, on hésite à se défaire de son bœuf lorsque son travail vous rapporte plus que sa nourriture ne vous coûte, et le noir comme le blanc est gouverné par son intérêt.

Rien n’est parfait. Si le Congo était navigable jusqu’à son embouchure, il n’y aurait rien à chercher et peu de chose à faire pour mettre l’Europe en communication avec l’Afrique équatoriale, ses richesses et ses trésors. Mais, en approchant de l’Atlantique, le grand fleuve traverse un pays fort accidenté, un entassement de montagnes séparées par des ravins profonds de 50 et quelquefois de 200 mètres. Avant de se précipiter, il forme un lac que les noirs ; appellent Ncouma, que les blancs ont baptisé du nom de Stanley-Pool, juste hommage rendu à l’intrépide voyageur qui en a le premier reconnu les bords. De Stanley-Pool à Vivi, trente-deux cataractes interrompent la navigation. Il est permis de croire avec M. de Brazza qu’un escalier de 900 kilomètres ne peut être regardé comme une voie commerciale et ne saurait répondre aux besoins d’un transit de premier ordre.

Ces considérations n’étaient point pour arrêter M. Stanley, qui ne s’arrête pas facilement. L’illustre Américain est entreprenant jusqu’à la témérité, tenace jusqu’à l’obstination ; il croit à la toute-puissance de sa volonté, il aime à forcer les hommes et la nature. D’énormes frais d’établissement ne firent point hésiter son courage. Il avait les mains bien garnies et autant de paires de souliers qu’il en pouvait désirer. Au surplus, compte-t-on avec les millions quand l’avenir promet des milliards ? Il avait résolu d’ouvrir une route parallèle au Congo