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pour franchir les vallées, si nous creusons des tunnels pour traverser les montagnes, si nous perçons des isthmes pour réunir des mers, ce n’est pas pour nous laisser arrêter par la barrière factice d’un tarif protecteur. Que l’Alsace en prenne son parti, elle sera, dans un avenir plus ou moins prochain, comme la Fiance, comme l’Angleterre, comme l’Allemagne, sous le régime du libre échange, et comme ces nations, elle en sentira le contre-coup et les bienfaits. Or nous avons vu que la décadence de son industrie était due beaucoup moins à la concurrence étrangère qu’elle rencontre en Allemagne qu’à la perte du marché français. Si ce marché pouvait lui être rendu par la suppression des tarifs qui l’en éloignent, elle ne tarderait pas à reprendre son ancienne prospérité, et, quoi qu’on en dise, elle n’aurait rien à redouter ni de l’Angleterre ni de l’Amérique. En abaissant ses droits d’entrée, la France reconquerrait en partie son ancienne province.

Il résulte de tout ce qui précède que l’annexion a été un malheur pour l’Alsace ; elle en a souffert et elle en souffre encore, dans ses intérêts matériels comme dans ses sentimens moraux ; elle subit malgré elle la domination de l’étranger comme autrefois l’Italie subissait celle de l’Autriche, la Grèce celle de la Turquie. À les entendre cependant, les Allemands sont pour elle pleins de mansuétude et ils ne s’expliquent pas son obstination à ne pas se réjouir de son retour à l’ancienne patrie. Cette explication est bien simple : si les Alsaciens se sentent opprimés, c’est parce qu’ils sont administrés, non dans leur propre intérêt, mais dans celui de l’Allemagne. Ainsi que l’a dit M. Frary, dans son livre si patriotique[1] : « une population à qui les hasards de la guerre enlèvent sa nationalité est vouée à une persécution continue, systématique, moins grossière et cent fois plus douloureuse qu’au temps où l’administration était moins perfectionnée. On contraint tout un peuple à retourner à l’école pour désapprendre tout ce qu’il savait et apprendre tout ce qu’il ignorait. Ses souffrances se mesurent à ses vertus et à ses lumières ; chaque homme est incessamment atteint dans ses sentimens les plus généreux, dans ses idées les plus hautes. La religion de la patrie, comme toute autre religion, coûte d’autant plus à abjurer qu’on en comprenait mieux la beauté, qu’on en goûtait mieux les douceurs, et c’est aux plus nobles âmes que la persécution inflige les plus cruelles tortures. »


J. CLAVE.

  1. Le Péril national, par M. Raoul Frary, 1 vol. in-32 ; Didier.