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à l’ivresse, beaucoup moins nuisible à la santé, du vin et de la bière qu’il se laissait aller. L’eau-de-vie, alors grevée de droits élevés, coûtait trop cher pour être abordable, tandis qu’aujourd’hui les propriétaires de l’Allemagne du Nord, pour trouver en Alsace un débouché pour leurs alcools frelatés, en ont fait supprimer les taxes et la livrent à raison de 40 centimes le litre. Il y a donc là un symptôme inquiétant, qui, si l’on n’y met ordre, amènerait la dégradation morale et physique d’une partie de la population et ajouterait de nouvelles ruines à celles que la conquête allemande a déjà accumulées sur ce malheureux pays.

Y a-t-il pour l’Alsace quelque chance d’un avenir meilleur et le compte ouvert à la fatalité par son annexion est-il sur le point de se fermer ? Au point de vue économique, il est certain que la situation se modifiera, comme elle n’a d’ailleurs cessé de se modifier depuis deux siècles. L’industrie cotonnière, de beaucoup la plus importante, s’est implantée sur ce point à l’abri de la protection,, et bien qu’éloignée de sa matière première et du combustible, elle a, grâce à l’aptitude de ses habitans, réussi à se faire une place dans le monde. Elle a dû cependant se déplacer plusieurs fois à mesure que les progrès des machines et l’ouverture de nouvelles voies de communications modifiaient les conditions économiques du milieu où elle se trouvait. Il en sera de même dans l’avenir lorsque le libre échange sera devenu un fait accompli.

Le principe de la liberté commerciale n’est pas un principe absolu et immuable, et cette liberté est, comme toutes les autres, comme toutes les institutions de ce monde, contingente aux circonstances extérieures. À l’époque où les communications, non-seulement entre les peuples, mais même entre les provinces voisines, étaient presque impossibles, où l’état de guerre était permanent, où la sécurité était nulle, où les institutions de crédit faisaient défaut, il fallait bien que chaque pays fabriquât chez lui les objets nécessaires à ses besoins, et, une fois les industries établies sur un point, il fallait bien les protéger pour les empêcher de disparaître. Personne ne réclamait la liberté des échanges, puisque, l’eût-on obtenue, elle eût été à peu près illusoire. Mais il n’en est plus de même depuis que, par les chemins de fer, les télégraphes, les établissement de crédit, les relations internationales sont devenues journalières. La liberté commerciale s’impose malgré tout ce qu’on peut faire pour s’y opposer, parce que les lois économiques sont plus fortes que la volonté des hommes et que les intérêts finissent toujours par dominer la politique. Si nous cherchons à vaincre les obstacles matériels que la nature a semés sous nos pas, ce n’est pas pour nous en créer à nous-mêmes d’artificiels ; si nous jetons des ponts