Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 54.djvu/14

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

trouvait cela tout naturel. C’était lui qui lisait, au cours d’écriture sainte, le manuscrit de M. Garnier. Il pataugeait exprès, pour nous égayer, dans les parties devenues surannées. Ce qu’il y avait de singulier, en effet, c’est qu’il n’était pas très mystique. « Quel, pensez-vous, peut être le mobile de vie de M. Carbon ? » demandai-je un jour à un de mes condisciples. — « Le sentiment le plus abstrait du devoir, » me répondit-il. M. Carbon m’adopta tout d’abord ; il reconnut que le fond de mon caractère est la gaîté et l’acceptation résignée du sort. « Je vois que nous ferons bon ménage ensemble, » me dit-il avec son excellent sourire. Effectivement M. Carbon est un des hommes que j’ai le plus aimés. Me voyant studieux, appliqué, consciencieux, il me dit au bout de très peu de temps : « Songez donc à notre société ; là est votre place. » Il me traitait déjà presque en confrère. Sa confiance en moi était absolue.

Les autres directeurs, chargés de l’enseignement des diverses branches de la théologie, étaient sans exception de dignes continuateurs d’une respectable tradition. Sous le rapport de la doctrine, cependant, la brèche était faite. L’ultramontanisme et le goût de l’irrationnel s’introduisaient dans la citadelle de la théologie modérée. L’ancienne école savait délirer avec sobriété ; elle portait dans l’absurde même les règles du bon sens. Elle n’admettait l’irrationnel, le miracle, que dans la mesure strictement exigée par l’Écriture et l’autorité de l’église. La nouvelle école s’y complaît et semble à plaisir rétrécir le champ, de défense de l’apologétique. Il ne faut pas nier, d’un autre côté, que la nouvelle école ne soit à quelques égards plus ouverte, plus conséquente, et qu’elle ne tienne, surtout de son commerce avec l’Allemagne, des élémens de discussion qu’ignoraient absolument les vieux traités de Locis theologicis. Dans cette voie pleine d’imprévu et, si l’on veut, de périls, Saint-Sulpice n’a été représenté que par un seul homme ; mais cet homme fut certainement le sujet le plus remarquable que le clergé français ait produit de nos jours ; je veux parler de M. Le Hir. Je l’ai connu à fond, comme on le verra tout à l’heure. Pour comprendre ce qui va suivre, il faut être très versé dans les choses de l’esprit humain et en particulier dans les choses de foi.

M. Le Hir était un savant et un saint ; il était éminemment l’un et l’autre. Cette cohabitation dans une même personne de deux entités qui ne vont guère ensemble se faisait chez lui sans collision trop sensible, car le saint remportait absolument et régnait en maître. Pas une des objections du rationalisme qui ne soit venue jusqu’à lui. Il n’y faisait aucune concession, car la vérité de l’orthodoxie ne fut jamais pour lui l’objet d’un doute. C’était là de sa part un acte de volonté triomphante plus qu’un résultat subi. Tout à fait étranger à la philosophie naturelle et à l’esprit scientifique,