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défendaient leurs dogmes comme un bon militaire défend le poste qui lui a été confié. Les questions supérieures leur échappaient. Le goût de l’ordre et le dévoûment au devoir étaient le principe de toute leur vie.

M. Garnier était un sauvant orientaliste, et l’homme le plus versé de France dans l’exégèse’ biblique telle qu’elle s’enseignait chez les catholiques il y a une centaine d’années. La modestie sulpicienne l’empêcha de rien publier. Le résultat de ses études fut un immense ouvrage manuscrit, représentant un cours complet d’Écriture sainte, selon les idées relativement modérées qui dominaient chez les catholiques et les protestans à la fin du XVIIIe siècle. L’esprit en était fort analogue à celui de Rosenmüller, de Hug, de Jahn. Quand j’entrai à Saint-Sulpice, M. Garnier était trop vieux pour enseigner ; on nous lisait ses cahiers. L’érudition était énorme, la science des langues très solide. De temps en temps, certaines naïvetés faisaient sourire : par exemple, la façon dont l’excellent supérieur résolvait les difficultés qui s’attachent à l’aventure de Sara en Égypte. On sait que, vers la date où le pharaon conçut pour Sara cet amour qui mit Abraham dans de si grands embarras, Sara, d’après le texte, aurait été presque septuagénaire. Pour lever cette difficulté, M. Garnier faisait observer qu’après tout pareille chose s’était vue, et que « mademoiselle de Lenclos » inspira des passions, causa des duels à soixante-dix ans. M. Garnier ne s’était pas tenu au courant des derniers travaux de la nouvelle école allemande ; il resta toujours dans une quiétude parfaite sur les blessures que la critique du XIXe siècle avait faites au vieux système. Sa gloire est d’avoir formé en M. Le Hir un élève qui, héritier de son vaste savoir, y joignit la connaissance des travaux, modernes et, avec une sincérité qu’expliquait sa foi profonde, ne dissimula rien de la largeur de la plaie.

Accablé par l’âge et absorbé par les soucis du généralat de la société, M. Garnier laissait au directeur, M. Carbon, tout le soin de la maison de Paris. M. Carbon était la bonté, la jovialité, la droiture même. Il n’était pas théologien ; ce n’était nullement un esprit supérieur ; on pouvait d’abord le trouver simple, presque commun ; puis on s’étonnait de découvrir, sous cette humble apparence, la chose du monde la moins commune, l’absolue cordialité, une maternelle condescendance, une charmante bonhomie. Je n’ai jamais vu une telle absence d’amour-propre. Il riait le premier de lui-même, de ses bévues à demi intentionnelles, des plaisantes situations où le mettait sa naïveté. Comme tous les directeurs, il faisait l’oraison à son tour, Il n’y pensait pas cinq minutes d’avance ; il s’embrouillait parfois dans son improvisation d’une manière si comique qu’on s’étonnait pour ne pas rire, il s’en apercevait, et