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donc inférieur à l’armement réuni sur un vaisseau de grandeur double ; c’est cette différence entre la capacité utilisable des uns et des autres qui constitue la supériorité intrinsèque des seconds. Ils l’emploieront à porter des canons plus forts, une cuirasse plus épaisse ou des machines plus puissantes, et cette supériorité sera d’autant plus grande que le même tonnage sera ici concentré en un moins grand nombre de coques et là divisé en un plus grand nombre de bâtimens. Et si d’autres avantages s’ajoutent à celui-là, s’il est évident que l’artillerie des grands navires domine de plu- sieurs mètres l’artillerie des bâtimens inférieurs, s’il est reconnu que ces navires ont une marche plus régulière, fatiguent moins, résistent mieux aux coups de mer, quel argument reste en faveur des types restreints ? Il est vrai, les bâtimens considérables offrent à la tempête ou à l’ennemi une riche proie. Serait-il donc plus sage de livrer à l’une et à l’autre des instrumens moins capables de leur résister ? Ce qu’il faut calculer, ce n’est pas la valeur de ce qu’on peut perdre, ce sont les chances qu’on se donne de le conserver. Quand des armateurs, pressentant les conditions nouvelles de la marine marchande, ont abandonné leurs navires de faible tonnage et créé des paquebots capables de porter chacun la cargaison de trois ou quatre navires d’autrefois, beaucoup d’hommes se sont rencontrés qui ne voulaient pas exposer tant de richesses au hasard de la mer et croyaient prudent, pour diviser leurs risques, de garder les faibles navires en usage jusque-là. Les faits ont prouvé lesquels étaient les plus sages : la mer a surtout détruit les navires qui lui offraient moins de résistance, c’est-à-dire les plus petits. Il n’en est pas autrement des chances de la guerre. Qu’importe à un bâtiment d’être attaqué par plusieurs ? Si la protection qui le couvre est à l’épreuve, ce n’est pas la multiplication de coups inoffensifs qui le mettra en danger ; s’il a une artillerie plus puissante, la quantité de ses adversaires ne fera pas taire son artillerie, elle augmentera l’étendue de ses objectifs ; s’il possède plus de vitesse, il peut joindre ses ennemis ou leur échapper, comme il lui plaît ; enfin, s’il réunit l’avantage du cuirassement, du canon et de la marche, comme il peut se maintenir à une distance où il frappe l’ennemi sans être atteint lui-même, un bâtiment seul est plus fort qu’une escadre. Aussi, dans un temps où la marine doit agir de loin et surtout par l’artillerie, ceux qui décident de la composition des flottes doivent-ils porter attention à la grandeur des navires plus encore qu’à leur quantité : la force, dans les luttes corps à corps, est le nombre des combattans ; dans les luttes à distance, c’est la supériorité des armes.

Cette règle est absolue quand il s’agit de cuirassés. Sous peine