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ses livres qu’il pourrait jamais retirer de quoi vivre. Cela ne l’empêcha pas de se ruiner avec une étourderie généreuse que nulle intervention, nul conseil, nulle supplication ne put arrêter. Cet homme, ce terrible ennemi des bourgeois, qui avait passé sa vie à se moquer des préjugés d’autrui, avait toutes les vertus bourgeoises, et, pour y rester fidèle, il aliéna la sécurité de sa vieillesse.

Sa vie devint difficile; il me disait : « J’hésite souvent à prendre une voiture. « Il connut la gêne, et, dans un lointain qui se rapprochait rapidement, il vit approcher la pauvreté. Il en eut peur. Sa préoccupation était visible, il ne réussissait pas à la dissimuler; ses amis s’en aperçurent, en cherchèrent la cause et ne tardèrent pas à la découvrir, car il n’y avait pas un habitant de Rouen qui ne la connût. C’est alors que l’on essaya de lui faire donner une place dans quelque musée ou dans quelque bibliothèque. Il comptait parmi les députés des camarades qui lui étaient dévoués. À ce moment, Sylvestre de Sacy, qui était conservateur de la bibliothèque Mazarine, mourut. C’était une vacance; on voulut en pourvoir Flaubert. Il fut averti des démarches que l’on faisait en sa faveur; il ne s’y opposa ni ne les appuya. Il resta neutre. Des droits acquis lui barraient la route; le poste de conservateur était réservé; on lui offrit celui de bibliothécaire; il refusa.

Le combat qu’il se livra à lui-même fut très dur; j’en suis la trace dans une correspondance échangée avec l’un des hommes que cette question intéressait le plus. Le 1er mars 1879, il écrit : « Je ne veux pas d’une aumône pareille, que je ne mérite pas d’ailleurs. Ceux qui m’ont ruiné (il les nomme) ont le devoir de me nourrir et non pas le gouvernement. Stupide, oui; intéressant, non. Je suis si énervé que je n’espère plus qu’une chose : la peste russe. Ah! si elle pouvait venir et m’emporter! » Trois mois après, il écrivait à la même personne : « C’est fait, j’ai cédé. Mon intraitable orgueil avait résisté jusqu’ici; mais, hélas! je suis à la veille de crever de faim ou à peu près. Donc j’accepte la place en question : 3,000 francs par an, la promesse de ne me faire servir à quoi que ce soit, car vous comprenez que le séjour forcé de Paris me rendrait plus pauvre encore qu’auparavant. « Il eut donc une fonction hors cadre à la bibliothèque Mazarine, où il ne parut jamais. Dans cette circonstance, en venant délicatement au secours d’un écrivain auquel on doit des chefs-d’œuvre, M. Jules Ferry, ministre de l’instruction publique, a pris une initiative qui lui fait le plus grand honneur et dont tous les lettrés lui ont été reconnaissans[1].

Flaubert ne devait pas jouir longtemps de la maigre sinécure qui lui avait été accordée. Trop de secousses morales, trop d’angoisses

  1. L’arrêté ministériel est du 27 mai 1879.