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Flaubert en fut outré; il m’écrivit: «La guerre de 1870 a tué l’Éducation sentimentale, et voilà un coup d’état intérieur qui paralyse les Trois Contes ; c’est vraiment pousser loin la haine de la littérature.» Cette pensée ne persista pas en lui, mais elle traversa son esprit et il crut, pendant un instant, que le monde politique voulait étouffer toute manifestation littéraire, eût-elle pour objet la légende de deux saints et l’histoire d’une servante. Quand un fait politique pouvait nuire à un roman ou à une œuvre dramatique, il disait avec une colère qui n’avait rien de joué : « Ils ne savent qu’imaginer pour nous tourmenter ; ils ne seront heureux que lorsqu’il n’y aura plus ni écrivains, ni dramaturges, ni livres, ni théâtre.» Ceci était dit de bonne foi et prouve à quel degré il était imprégné de littérature; hors d’elle, il ne regardait, il n’apercevait rien.

Délassé par ce travail incident, ayant versé son trop plein de lyrisme, il se remit à écrire l’histoire de ses deux bonshommes, ainsi qu’il disait. La besogne n’avançait guère ; il voulait ridiculiser non-seulement ses personnages, mais les connaissances qu’ils cherchaient à acquérir; or, ces connaissances, Flaubert n’en avait que des notions imparfaites et il lui fallait les étudier, ne fût-ce que sommairement, afin d’en pouvoir parler. Il se mit donc à lire toute sorte de livres d’agriculture, de botanique, de géologie, d’économie politique, de magnétisme, d’éducation, qu’il feuilletait fiévreusement et dans lesquels il récoltait les opinions et même les phrases qui lui semblaient les plus bêtes. Il m’écrivait : «Envoie-moi tout ce que tu as dans ta bibliothèque sur l’enseignement primaire ; découvre-moi un bouquin de physiologie imbécile ; où pourrai-je trouver le Naturaliste du premier âge? as-tu l’ouvrage du baron Dupotet et quelque chose sur le spiritisme? J’ai vu chez toi autrefois un petit volume : la Fin du monde par la science, expédie-le-moi; — enfin, mets en fiacre avec ton domestique tous les livres idiots que tu possèdes et fais-les apporter chez moi : n’oublie pas la Luciniade du docteur Sacombe, dont nous avons tant ri avec ce pauvre Bouilhet. » Je lui envoyais vingt ou trente volumes à la fois; huit jours après, il en avait extrait les notes dont il avait besoin pour mener son Bouvard et son Pécuchet à travers les tentatives les plus saugrenues. Ce roman l’occupait exclusivement ; il disait : « Ça, ce sera le livre des vengeances! » Vengeance de quoi? Je ne l’ai jamais deviné et ses explications à ce sujet ont toujours été confuses. Je connais la vie de Flaubert, comme je connais la mienne, et il m’est impossible d’y découvrir un fait, un incident dont il ait pu avoir à se venger. Il a été célèbre du jour au lendemain, et ce n’était que justice; il a été l’enfant gâté dans plus d’une intimité; il a eu des amis dévoués et des amitiés de femme qui étaient enviables. Vengeance de quoi? j’y reviens sans pouvoir me répondre. De la bêtise