Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 53.djvu/827

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

simplement comme il l’avait dit, et le lendemain le Candidat n’était plus au répertoire[1]. Cette comédie qu’il avait faite avec une rapidité extraordinaire pour lui, — en moins de six semaines, — avait été une sorte de distraction à un travail qui l’occupait depuis longtemps déjà et auquel il se reprit avec ardeur. Il mettait à exécution un ancien projet de sa jeunesse et il écrivait cette histoire de deux commis dont il m’avait déjà parlé en 1843. Je la rappelle en un mot. Deux expéditionnaires héritent d’une petite fortune, réalisent leur rêve qui était de vivre ensemble à la campagne, et finissent par s’ennuyer tellement de leur oisiveté qu’ils ne trouvent d’autres moyens de se distraire que de copier à tort et à travers tout ce qui leur tombe sous la main. C’était un sujet de nouvelle. Mais par sa longue gestation ce sujet s’était développé dans des proportions démesurées, ajoutant chaque jour quelque nouvel épisode au projet primitif. Flaubert se résolut à écrire un livre qui, dans sa pensée, eût été l’encyclopédie de la bêtise humaine. Lorsque je lui disais : « Je ne vois pas nettement ce que tu veux faire, » il me répondait : « Je veux produire une telle impression de lassitude et d’ennui qu’en lisant ce livre, on puisse croire qu’il a été fait par un crétin. » Singulière ambition, qui était sincère. Il se mit à l’œuvre et éprouva lui-même un ennui si tenace à raconter les actes des deux imbéciles dont il s’était constitué l’historien, qu’il ne put continuer et abandonna son travail. Comme un homme qui prend un bain parce qu’il s’est laissé choir dans la poussière, il se rejeta vers les expansions lyriques, où il trouvait à déployer toutes ses facultés, et il écrivit Hérodias, puis Saint Julien l’Hospitalier et enfin un Cœur simple, où il ressaisissait en partie la force analytique qui avait assuré le succès de Madame Bovary. Le volume des Trois Contes est une des œuvres excellentes de Flaubert. Là il se possède tout entier, se répand à sa guise et donne à ce qu’il appelait familièrement « ses gueulades » toute l’ampleur qu’elles pouvaient comporter. Il y avait longtemps que ces trois histoires hantaient sa cervelle. Saint Julien l’Hospitalier a été conçu à la vue d’un vitrail d’une église normande ; Hérodias a été inspiré par les sculptures d’un des portails latéraux de la cathédrale de Rouen, et un Cœur simple est le développement d’un récit qu’il a entendu à Honfleur. A propos de ce livre, il se produisit chez Flaubert un phénomène qui m’inquiéta, car c’était l’indice d’un trouble singulier. Le volume fut publié au mois d’avril 1877; le succès s’accusait d’une façon sérieuse, lorsque survint l’incident politique du 16 mai, qui accapara l’attention publique. Les destinées de la France pesaient plus sur l’opinion qu’un trio de nouvelles.

  1. Le Candidat, comédie en 4 actes, par Gustave Flaubert, représentée sur le théâtre du Vaudeville les 11, 12, 13 et 14 mars 1874; Paris, Charpentier, 1874.