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Qui es-tu, toi qui m’appelles? — C’est toi, pauvre petit, as-tu peur que je ne t’oublie, toi le fils de mon vieux camarade, toi, Henri-Charles Read, qui es parti sur l’aile de ta dix-huitième année? Te souviens-tu quand tu vins passer trois semaines auprès de moi à la campagne, comme tu avais de beaux airs étonnés et de grands éclats de rire aux histoires que je te racontais! comme tu étais jeune, déjà réfléchi, regardant avec admiration les arbres verts qui ondulent sur la montagne, t’éprenant de tout et aspirant la vie avec une ardeur contenue? On eût dit que la pudeur de la mort t’avait déjà touché. Ta pâleur et la dilatation de tes pupilles m’inquiétaient, mais toute prévision sinistre s’envolait quand je te regardais vivre. Comme tu étais doux et comme ta naïveté était sincère! Tu avais des curiosités qui te tenaient en éveil, et tout ce que tu aurais bien voulu savoir se formulait en vers que tu n’osais montrer, parce que tu avais défiance de toi-même, et tu te défiais de toi parce que tu avais une valeur sérieuse. Te rappelles-tu que tu m’accompagnais à la chasse, que tu étais l’ami de Galba et de Falco? te rappelles-tu que je t’ai fait tirer ton premier coup de fusil et que je ne l’ai pas reçu, — ce qui t’a étonné, et moi aussi? Tu courais dans les hautes herbes avec la rapidité de ton adolescence; quand le soleil descendait à l’horizon et que la fumée des chaumières montait vers le ciel, tu me récitais les vers de Virgile. Dans ce souvenir des lettres immortelles qui s’élevait en toi, semblable au parfum des fleurs nouvellement cueillies, ne m’as-tu pas dit : Et si fata aspera rumpas ! c’est de toi que tu parlais. Tu es venu et tu t’en es allé. Tu es resté juste le temps de faire quelques vers, comme ces oiseaux de passage que l’on entend dans une matinée du mois de mai, dont le chant nous émeut, qui partent et que jamais l’on ne revoit. Quand ton âme charmante s’est envolée vers les hauteurs, quand tu as quitté la maison où, depuis ton départ, chacun est resté orphelin, ceux qui t’adoraient ont rassemblé les objets que tes mains avaient touchés pour en faire des reliques; ils ont découvert les papiers que tu cachais avec tant de soin et ils ont vu que leur fils, que leur frère, était un poète. Le savais-tu, cher enfant? savais-tu que dans ce petit volume de poésies posthumes il y a des pièces exquises et que l’une d’elles doit être citée[1], car elle exprime avec force les sentimens confus dont les jeunes cœurs sont tourmentés :


Je crois que Dieu, quand je suis né.
Pour moi n’a pas fait de dépense
Et que le cœur qu’il m’a donné
Était bien vieux, dès mon enfance.

  1. Henri-Charles Read, Poésies posthumes, 1874-1876; Paris, A. Lemerre, 1879.