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il ne m’avait pas fallu longtemps pour reconnaître de quelle implacable discipline les soldats sont forgés. Je connaissais la contrée où les premières batailles avaient été livrées, je savais qu’entre la Lorraine et l’Alsace un mur de fer s’était élevé ; je n’ignorais pas que Mac-Mahon était désormais séparé de Bazaine et que pour le rejoindre il lui faudrait exécuter une marche des plus aventureuses, sans point de refuge en arrière, sans porte de salut en avant. Après Wœrth je fus désespéré, et quand je vis l’armée, — l’admirable armée, — de Bazaine se pelotonner sous Metz au lieu d’arriver à Paris, dont elle eût été la troupe volante, il fut facile de comprendre qu’il n’y avait plus qu’à traiter ou à se faire tuer. Un de mes très proches parens, général de division, occupait alors une haute situation à Paris. Entre Wœrth et le 4 septembre, j’allais le voir souvent. Il était harassé de fatigue, car son labeur ne cessait ni jour ni nuit; de toutes mains, il ramassait des hommes et les expédiait à Châlons, où l’on essayait de se refaire. Je lui dis : « Où Mac-Mahon pourra-t-il livrer bataille? » En signant des paperasses et avec ce flegme du soldat qui a traversé les événemens où le fer et le feu sont les acteurs principaux, il me répondit : « Je ne vois guère que Sedan, et comme c’est une cuvette, nous y serons écrasés. » Ce mot prononcé par un général éminent, organisateur et stratège, m’avait singulièrement ému. J’ajoutai : « Et après? — Après ? avait-il répliqué, il faudra faire la paix aux moins mauvaises conditions possibles ou se résigner à se battre, avec la certitude de voir ravager le pays, à moins d’un miracle; mais je ne crois pas aux miracles, ni toi non plus, j’imagine. »

Ce que je savais de l’Allemagne et cette conversation avaient déterminé mon opinion, qui malheureusement ne fut pas vaine ; aussi il m’était impossible de partager les illusions de Flaubert et de ne pas tenter de réclamer pour lui éviter la cruauté du déboire. Je retrouve deux lettres que nous avons échangées au moment où les Allemands se massaient sous Paris; elles sont curieuses, car elles peignent au vif le double sentiment, les sentimens opposés qui alors partagèrent la France. Flaubert m’avait écrit: « Dis-moi franchement ce que tu penses, » et je lui répondit, la lettre suivante[1]


« 19 septembre 1870.

« Tu veux savoir ce que je pense de tout ceci? C’est bien simple, je ne pense plus rien, car jamais pareil effondrement ne s’est vu.

  1. En 1875, Flaubert me parla de cette lettre que j’avais oubliée, en termes qui me firent désirer de la lire ; il me l’envoya, je l’ai gardée et c’est ainsi que je puis l’a reproduire.