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parce qu’on n’avait pas eu le temps de l’apprendre. Alors Émile de Girardin se leva dans sa loge et s’écria : « Il est donc plus long à apprendre qu’à prendre ! » Toute la salle applaudit. Deux jours après un acteur revenu d’un uniforme de capitaine de la garde nationale mobile chantait le Rhin allemand et recevait une ovation. Tant d’illusion pour en arriver à ce que nous avons subi !

Ah ! les heures maudites ! comme elles pèsent dans le souvenir ! Je me rappelle, deux jours après avoir vu afficher sur les murs de Paris la dépêche qui disait : « Mac-Mahon a perdu une bataille, » avoir rencontré, deux de mes amis, l’un conseiller à la cour des comptes, l’autre directeur dans un ministère. Nous nous sommes serré les mains sans mot dire, nous avons marché côte à côte ; en traversant les Tuileries, nous nous sommes assis sous les marronniers, les pieds sur la terre humide, oppressés, silencieux, ne trouvant pas une parole pour exprimer l’angoisse dont nous avions le cœur écrasé. Nous sommes restés là plus d’une heure, noyés dans le Styx, comprenant instinctivement que tout allait sombrer et cherchant un espoir auquel on pût se raccrocher. Un de nous dit ; « Allons voir, il y a peut-être une bonne nouvelle. « Cela nous réveilla de notre torpeur et, tout le long de la rue Castiglione, nous allâmes regarder les piliers des arcades où l’on placardait les dépêches du quartier-général, relisant vingt fois les mêmes annonces d’adjudication et cherchant toujours « la bonne nouvelle. » Ah ! la bonne nouvelle, elle fut si lente à venir qu’elle n’est pas encore arrivée. Le 4 septembre, j’étais au Journal des Débats ; cette fois c’était bien fini ; la révolution tendait la main à l’invasion et complétait son œuvre. La plupart de ceux qui se trouvaient dans le bureau de rédaction étaient accablés. Quelqu’un entra et dit : « C’est égal, nous voilà débarrassés des Bonaparte ! » Oui, débarrassés des Bonaparte, mais débarrassés aussi de l’Alsace, de la Lorraine, débarrassés de cinq milliards, de beaucoup de monumens de Paris que l’on a brûlés et de quelques honnêtes gens que l’on a massacrés. En revenant dans mon quartier, j’avisai au coin de la rue du Dauphin et de la rue Saint-Honoré un cordonnier qui disait à un autre cordonnier : « Ma foi ! je vais illuminer ce soir. » J’eus un haut-le-cœur et je lui criai : « Tant qu’il y aura des Prussiens en France, gardez vos lampions sous clé. » Il me répondit : « Citoyen, cette grande victoire intérieure va les forcer à repasser la frontière. » Je m’assis sur une des marches de l’église Saint-Roch et je me mis à pleurer. Le comte de Montrond disait : « Ce qu’il y a de plus criminel au monde, c’est la bêtise ! »

La France était comme ces hommes frappés de la foudre qui gardent l’apparence de la vie et tombent en poussière dès qu’on les touche. Elle venait de s’effondrer au premier choc. « Une armée