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dans Antoine et Cléopâtre, on entrevoit je ne sais quels signes précurseurs d’une période moins tourmentée. Des passions violentes et point de haine : les deux héros sont tellement livrés à l’inconscient, si bien en proie, sans défense, à tous les troubles du hasard moral, que l’irresponsabilité du destin les protège et un vague sentiment de pitié s’éveille et les enveloppe. Le poète, pour la première fois, se dégage de ses créations et domine du dehors ce monde qu’il met au monde. Cymbeline et le Conte d’hiver, c’est encore le sujet d’Othello, mais Desdemona triomphe. Dans la Tempête, c’est As you like it qui revient, mais combien changé ! Quelle distance entre le bon duc de la forêt des Ardennes, qui oublie les injustices du monde à la chasse et dans les chansons, et le duc de l’île enchantée, le grand magicien détrôné, se consolant par la science qui lui donnera l’empire de la nature et l’empire des âmes ! La fantaisie revient dorer le crépuscule du poète comme elle a doré son aurore, mais ce n’est plus la fantaisie du jeune homme qui s’amuse des tours d’Oberon et de l’attelage minuscule de la reine Mab, c’est la fantaisie d’une imagination qui a donné asile sous ses ailes « à toutes les fatigues de la pensée » et qui ne se repose dans son ciel idéal qu’après avoir fait le tour du monde et de la conscience. Ce n’est plus le rêve d’une nuit d’été, c’est le rêve des temps et de l’humanité. A l’angoisse de la destinée humaine, qui hante Hamlet et par la voix de Macbeth éclate en cris d’horreur, a succédé une sérénité mélancolique, une certitude résignée et tranquille, d’où s’épanchent sur le monde et l’homme des flots d’indulgence et de pitié : « Nous sommes de la matière dont on fait les rêves et nos petites vies sont les îles du sommeil :


We are such stuff
As dreams are made on, and our little life
Is rounded wiih a sleep…


Telle fut, dans ses traits généraux, la marche du génie de Shakspeare : de la fougue à l’angoisse, à l’apaisement ; d’abord la terre, puis l’enfer, puis un coin du ciel, un grand et dernier coup d’aile in excelsis. Et maintenant, comment traduire un tel poète, sinon après être allé jusques au fond de sa pensée et de son style, qui varie autant que sa pensée : non-seulement dans son moule extérieur et sensible, la coupe du vers, mais dans son intime essence, dans le mouvement où il pousse la pensée ?

Quand Barbier traduisait Jules César, quand il parcourait les carrefours de Londres en vue de son poème de Lazare, le culte de Shakspeare n’existait pas de l’autre côté du détroit, et c’est avec