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Quand fut-il jamais dit, même en parlant de Rome,
Que ses immenses murs ne renfermaient qu’un homme ?
Ah! César a tant fait qu’on le dit aujourd’hui,
Puisqu’il n’est, dans ces murs, de place que pour lui.
Et pourtant, tous les deux nous tenons de nos pères
Que dans ces lieux jadis un homme aux yeux sévères,
Un Brutus exista, lequel eût aimé mieux
Voir dans Rome trôner l’enfer victorieux
Que d’y souffrir un roi.


Quoi qu’il en soit d’un pareil amalgame de bon, de médiocre et de mauvais, je recommande aux shakspeariens l’étude de Barbier; ils y trouveront matière à comparaison avec ce qui se fait aujourd’hui et probablement c’est encore la traduction de 1846 qui, malgré ses défaillances, l’emportera. Il y a bien des lacunes, j’en conviens, mais sous ce style monotone et lourd vous sentez vivre l’âme de Shakspeare. Le drame est suivi pas à pas, les caractères se laissent mesurer dans leur grandeur, jusqu’aux scènes accessoires, aux personnages secondaires qui vous étonnent par une puissance de relief que le vernissage des habiles ouvriers contemporains ne manquerait pas de leur ôter. Voyez les figures épisodiques, le devin Artémidore, Lucius le jeune esclave endormi dont le sommeil tranquille sert de repoussoir à la fiévreuse agitation de Brutus, le conjuré Ligarius, ce fanatique égrotant, que la seule perspective d’immoler César rend valide : comme tout ce monde de second plan vit à l’aise et, la couleur en moins, forme tableau! Comme, en définitive, cette honnête copie, peinte à la colle, réussit à vous mettre devant les yeux l’original bien autrement que ne le font les prétentieuses enluminures des impressionnistes de l’heure actuelle ! Je citerais au besoin tel passage où le vers terre à terre, ce vers bonhomme, suffit à la situation : l’arrivée de César et de toute sa compagnie au moment de la course des Lupercales et ce colloque si bourgeoisement familier entre le dictateur et sa femme :

CÉSAR.

Calphurnia, venez.

CALPHURNIE.

Me voici, cher époux.

CÉSAR.

Antoine !

ANTOINE.

Monseigneur ?