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comme placé là pour documenter la sinistre fantasmagorie? Il enseigne et médite: Et nunc erudimini ! Regardez du côté de la montagne, vous saurez d’où il vient. Là-haut, en effet, au sein d’une atmosphère de pureté où la pestilence n’atteint pas, des religieux vivent en communauté dans la paix du ciel et la contemplation de la nature. Familièrement les bêtes du bon Dieu, gazelles, écureuils et lapins, les environnent : un d’eux trait une biche; un autre, que son grand âge a rendu presque aveugle, lit dans un livre de cantiques; un plus jeune se faisant de la main un garde-vue, observe la vallée où le train de la chasse attire son attention : ingénieux détail qui relie avec une simplicité charmante la partie haute de la composition à la partie basse. Sous les arbres s’élève la chapelle, refuge des saints vieillards ; eux aussi sont des mendians, mais volontaires, et méprisant les jouissances décevantes de ce monde; eux aussi, la Mort les oublie, mais ils ne la harcèlent point; calmes et recueillis, ils attendent que Dieu les rappelle et leur envoie un de ces beaux anges pour les prendre. C’est ainsi que dans un accord parfait, Orcagna résout sa dissonance, et qu’après nous avoir terrifiés jusqu’aux moelles, il nous console et nous dirige vers les régions éternelles que la mort n’emplit pas de ses triomphes... Le poème de Barbier n’a rien de cette conception harmonique. Il ignore les modulations, pousse en avant à travers des flots d’hémistiches, nage en pleine eau de descriptions, et quand il s’agit de conclure, une invocation au vieux maître pisan lui sert de Claudite rivos.


Dors, oh ! dors, Orcagna, dans ta couche de pierre,
Et ne rouvre jamais ta pesante paupière;
Reste les bras croisés dans ton linceul étroit,
Car si des flancs obscurs de ton sépulcre froid,
Comme un vieux prisonnier, il te prenait envie
De contempler encor ce qu’on fait dans la vie,
Si tu levais ton marbre et contemplais de près,
Ta douleur serait grande et les sombres regrets
Reviendraient habiter sur ta face amaigrie.
Tu verrais, Orcagna, ta Pise tant chérie[1],
Comme une veuve assise aux rives de l’Arno…
…………
Tu verrais que la Mort, dans les lieux où nous sommes,
N’a pas plus respecté les choses que les hommes,
Et reposant tes bras sous ton cintre étouffé,
Tu dirais plein d’horreur : la Mort a triomphé.

  1. Se rappeler, dans la Divine Comédie, la fameuse apostrophe :
    Ahi, Pisa, vituperio delle Conti, etc.
    et n’oublier jamais que le poète de la Curée et du Pianto vécut et chanta sous une triple obsession : Dante, Béranger, Paul-Louis Courier.