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tête-à-tête avec son acolyte Teissier, mais que dans ses débats avec Mme Vigneron et ses filles, ce qu’on appelle cynisme est la netteté, la brutalité de l’homme d’affaires, qui doit souvent, par procession, avoir la brusquerie du chirurgien? Citera-t-il, pour son excuse, ce notaire de Molière, Me Bonnefoi, qui, amené auprès d’un malade pour le faire tester en faveur de sa seconde femme, au détriment de ses deux filles, lui dit de ne pas s’adresser à certaines gens « qui sont ignorans des détours de la conscience... Il y a d’autres personnes, ajoute-t-il, qui sont bien plus accommodantes, qui ont des expédiens pour passer doucement par-dessus la loi et rendre juste ce qui n’est pas permis... Sans cela, où en serions-nous ? Il faut de la facilité dans les choses; autrement, nous ne ferions rien, et je ne donnerais plus un sol de notre métier... » Je ne sache pas que Me Bourdon compromette davantage la corporation; bien au contraire; cependant il ne servira de rien à M. Becque de citer Me Bonnefoi, non plus qu’il ne lui servirait de citer le client de ce Bonnefoi, Argan, lorsqu’on se récrie contre Teissier. Teissier dit à Marie : « Est-ce que vous ne seriez pas bien aise de laisser votre famille dans l’embarras et d’en sortir vous-même? J’aurais ce sentiment-là à votre place. » Et le public de s’indigner contre le personnage et contre l’auteur. Argan dit à Toinette, qui veut le détourner de donner sa fille à Diafoirus : « C’est pour moi que je lui donne ce médecin; » et quelle réponse fait-il au discours du notaire :« Ma femme m’avait bien dit, monsieur, que vous étiez fort habile et fort honnête homme. Comment puis-je faire, s’il vous plaît, pour lui donner mon bien et frustrer mes enfans? » Je ne sache pas que ce personnage soit moins cynique que Teissier. Mais à quoi bon citer Argan? Molière, assurément, servait le plaisir de son public, mais son public avait plaisir à suivre le développement d’un caractère; il n’en voulait pas à l’auteur de ce qu’il faisait parler chaque personnage selon sa nature : aujourd’hui, c’est bien différent. Si l’auteur introduit un vilain personnage et le fait parler comme il doit, on est troublé par cette audace, on a hâte de la punir : « Notre soirée est gâtée ; mieux valait rester chez nous. Où l’auteur prend-il de tels sentimens, à moins que ce ne soit en lui-même? Il n’a pas l’âme belle; il calomnie l’humanité. » Et c’est ainsi qu’on venge sa digestion compromise.

On l’a bien fait voir à M. Becque, pendant la grande scène du troisième acte, qu’on ne se soucie plus des caractères et qu’on ne regarde plus qui parle, mais seulement la couleur des paroles; on lui a sifflé aux oreilles les conseils d’une poétique nouvelle. On aurait préféré qu’il l’escamotât, cette scène entre Mme de Saint-Genis et Blanche, la mère du séducteur et la jeune fille séduite : il suffisait, pensait-on, que Mme de Saint-Genis écrivît à Mme Vigneron, et qu’elle arguât avec discrétion,