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jugés en province par le cadi, si l’affaire a le moindre caractère religieux, et par le caïd ou son khalifa, si c’est une affaire civile. A Tunis, se trouvent les juges suprêmes et bien haut, au-dessus de tous, le bey, qui est le juge souverain. Il a la plénitude de la juridiction et il n’a pas cessé d’en user. Chaque samedi, il vient de Kars-Saïd, le palais ou palais la maison blanche aux volets verts, cachée au milieu des arbres, qu’il habite de préférence (et où il signa le traité du 12 mai), pour s’installer pendant quelques heures au Bardo, le lieu de sa résidence officielle. Le Bardo, à trois kilomètres de Tunis, dans la plaine, est un groupe de palais et de ruines qui s’étend et s’écroule chaque jour. Dès qu’une aile menace de s’affaisser, on l’abandonne, et quand le besoin de la remplacer se fait sentir, on ne la répare pas, on construit plus loin à la suite. De là l’immensité de cette enceinte et le mélange de vie active et d’oubli qu’on y rencontre. Dans le quartier des ministères, la foule se presse sous des arcades fouillées avec une richesse qui rappelle Grenade et dans des cours pavées de marbre, au murmure monotone d’un jet d’eau; puis on monte sur les terrasses, et de là on voit que la moitié du palais s’est écroulée; les poutres de grandes salles en ruines se penchent du haut des murs vers le sol; les lignes de construction sans toiture entourent de grands espaces de terrains vagues où l’herbe sauvage verdit et jaunit au gré des saisons; et plus loin, au-delà de tous ces décombres, l’œil suit la file des arcades du vieil aqueduc espagnol qui se détache sur le ciel brillant.

Dans un salon à la voûte tapissée de glaces que cachent à demi des arabesques de bois doré, le bey, craignant la fraîcheur de sa salle de justice ordinaire, vient prendre place sur un trône rouge de style Louis XV. Le souverain a grand air ; assez corpulent, les sourcils froncés, le nez descendant un peu sur la moustache, qui est demeurée sombre, pendant que le reste de sa barbe courte devenait blanc, il garde assez de majesté dans son regard et sa physionomie. Il a une lourde et haute chéchia rouge, avec une large gland bleu par derrière, un manteau noir ajusté à l’européenne, mais garni d’hermine aux revers et sur les bords, un pantalon rouge de militaire. Il leste presque immobile sur son trône, les mains jointes, des mains gantées fort petites. On lui apporte sa pipe allumée, une pipe dont le tuyau en bois de cerisier a sept pieds de long; il en appuie le gros bout d’ami ire au bras de son fauteuil et un mince filet de fumée bleue monte du fourneau qui repose sur le tapis, au bas des marches du trône.

Autour de lui, ses neveux et d’autres princes, les grands dignitaires, en costume semi-européen, les dignitaires, en costume arabe, infiniment plus beaux à voir, sont alignés sur deux rangs le long des murs. Les hérauts, habillés de rouge, avec des bandes d’or,