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considérer les Anglais comme des compatriotes. Pour eux, les vrais compatriotes sont les coreligionnaires. A l’heure qu’il est, leur véritable consul n’est pas M. Reade, mais le cardinal Lavigerie. La présence parmi eux d’un si haut dignitaire de leur religion, qui les écoute et qui les aide, les a remplis de joie.

Le rôle des Maltais dans la régence ne fera probablement que s’accroître; la population surabondante de leur île a besoin de débouchés ; on y compte quatre cent quarante-sept habitans par kilomètre carré, et leur terre est peu féconde et ils n’ont aucune industrie. Les Anglais n’ont pas manqué de faire de grands efforts pour diriger sur leurs propres colonies ce flot précieux de population; ils ont embarqué beaucoup de travailleurs maltais pour la Jamaïque; mais tous ceux qui n’y sont pas morts n’ont guère tardé à quitter cette île lointaine ; aujourd’hui, le gouvernement britannique pense à la Nouvelle-Zélande; mais ce n’est pas là comme la Tunisie une terre prochaine et fertile, habitée par une race consanguine, et il est peu probable que les descriptions embellies des journaux de La Valette décident les Maltais à partir pour l’Océanie. Ils viendront sans doute, au contraire, par milliers à l’Enfida ou à Sidi-Tabet. On a calculé que, pour cultiver l’Enfida seule, il faudrait y amener, outre ce qu’on y trouve déjà, une population de vingt-cinq mille âmes. A nous de leur faire des conditions assez avantageuses pour qu’ils puissent mieux vivre chez nous que chez eux et qu’ils y prospèrent.

Pas plus que les Maltais, les Arabes de la ville de Tunis ne nous voient d’un mauvais œil. Très tranquilles et à demi civilisés déjà, ils n’ont pas fait à notre occupation la moindre résistance : ils n’inquiètent pas nos soldats; ils admirent les prix que nous payons leurs denrées et rient de leurs dents blanches. C’est en somme une population industrieuse et calme dont le plus grand bonheur est de faire de belles ventes à l’ombre de ses boutiques et de dévotes prières sous les porches de ses mosquées. Or, quand nous sommes arrivés, certains n’avaient pas manqué d’annoncer qu’on verrait un beau pillage dans les souks et que tous les vrais croyans seraient obligés de se faire chrétiens. En rentrant chez eux le soir, les marchands enturbannés, assez disposés au fonda ne pas bouger, épouvantaient leurs femmes du récit des horreurs qui se préparaient; je tiens cela de personnes qui ont eu occasion de visiter beaucoup les musulmanes à cette époque. Et ces femmes, dont aucune ne sait lire et dont la plupart n’ont jamais vu qu’à travers les grillages de leur balcon un visage d’Européen, se pâmaient de terreur. Il y eut même une heure où, dans l’incertitude où l’on était de l’avenir, la ville n’étant pas occupée par nous et le bruit de notre approche et des prétendues horreurs dont étaient menacés les croyans grossissant