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modes, la curiosité européennes s’arrêtent sur le seuil. A l’abri de nos regards et de nos conseils, le Tunisien vit derrière ces murs à sa guise, comptant l’argent de ses fermages ou de ses boutiques, insouciant de nos réformes. Les fenêtres à triple grillage glauque, des grillages ouvragés et avançant sur la rue, sont le seul endroit d’où ses femmes puissent prendre l’idée du vaste monde. Elles ne sortent pas pour peu qu’il leur reste une lueur de jeunesse ou de beauté et ne voient que les hommes de leur famille. Quelquefois, à travers tant de barreaux, une tête paraît qu’on distingue à peine de la rue ; et la tête, de là, peut voir le même coin du ciel éternellement bleu, le même morceau de la muraille éternellement blanche, en face desquels ses yeux d’enfant se sont ouverts et en face desquels ils s’éteindront.

Les bourdonnemens de la vie recommencent à mesure qu’on redescend et qu’on approche des faubourgs; de nouveau les petites boutiques paraissent, avec leurs étranges habitans. sériées les unes aux autres et formant comme des oasis au milieu des terrains vagues et couverts de ruines qui avoisinent en maint endroit les remparts. Deux Arabes passent, portant sur la tête une sorte de lit de camp qui contient non pas un malade, mais un dîner. C’est une des politesses du pays ; quand on n’ose inviter un grand personnage à sa table, on lui envoie un dîner entier et tout cuit, qui lui est porté de cette façon. L’énorme plateau couvert suit les ruelles populeuses et sortant du faubourg qu’habitent les humbles, disparaît dans la direction du quartier tranquille où demeurent les riches.

Aux limites de la ville, des portes en forme de fer à cheval, garnies de canons, encadrent la campagne ou les lacs. Il faut aller jusqu’à celle de la route d’Hammam-Life et voir de là le grand cimetière de Sidi-bel-Hassen, où les tombes toutes pareilles s’éboulent dans l’herbe verte. On a devant soi la colline sainte avec son monastère sur la hauteur et derrière le petit fort de Manouba. Tout ce mamelon sacré est semé de ces petites tombes uniformes composées d’un lit de maçonnerie disposé au ras du sol. Seuls les saints et non pas les riches se distinguent du commun des morts ; on leur élève des chapelles carrées avec un petit dôme; ce sont les « marabouts » dont la campagne abonde : on ne les entretient pas, et, pour la plupart, ils sont en ruines, le crépi blanc disparaît, les murs tombent, les coupoles crevées demeurent béantes, et l’on en voit beaucoup qui se sont écroulées en dedans de leurs murailles, dont la porte est toujours restée close. Dans le crépuscule qui commence, les pierres jaunes moussues se confondent avec la terre, et les trous noirs de leurs brèches font dans cette mêlée grisâtre et triste de grandes ombres bien funèbres.

Plus haut, derrière la Casbah, une autre porte, Bab-Sidi-Abdallah,