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celui qui s’est assis sous sa tente ou celui dont il a mangé le pain ; mais tant qu’aucun lien de ce genre n’existe entre lui et le voyageur qui se hasarde à traverser ce qu’il regarde comme son domaine, il n’y voit qu’une proie à saisir. Comme la mer, le désert a ses pirates, qui vivent de rapines et qui en tirent gloire. M. Layard a entendu des Arabes raconter qu’ils étaient en campagne depuis tant de semaines et qu’ils avaient déjà fait telle ou telle prise ; mais ils ne regagneraient leur tente, disaient-ils, qu’après avoir dérobé tel cheval célèbre dans une tribu qu’ils nommaient. Ceux qui écoutaient le récit de ces exploits pouvaient demain être les victimes de ces batteurs d’estrade ; personne pourtant ne songeait à s’étonner ou à s’indigner. Vous ne voulez pas être volé, gardez-vous ; mais vous aurez fort à faire. Ce n’est pas seulement aux marchandises, aux montures et au bétail que s’attaquent ces rôdeurs ; il n’est objet de si mince valeur qu’ils ne cherchent à détourner. Dans les parties sèches de la plaine, là où manque tout bois, même le bois de palmier, les femmes arrachent les racines ligneuses d’une espèce de soude ; ces racines leur fournissent un assez mauvais combustible ; elles les amoncellent en tas auprès des tentes. Croirait-on que, pour enlever quelques brassées de ces racines, les maraudeurs viennent souvent, la nuit, ramper autour des tentes et s’exposer aux coups de fusil ? L’Arabe ne dort jamais que d’un œil ; il a toujours sous la main son arme chargée et, au moindre bruit suspect, il fait feu, le plus souvent au hasard et sans blesser personne.

On s’explique aisément cette monomanie, cette passion du vol ; dans un tel état social, tout contribue à la développer et à l’entretenir. Disséminés sur une vaste étendue de pays, les hommes vivent par petits groupes isolés, que ne rattache les uns aux autres aucun lien de droit ; point d’autorité publique qui les force à se respecter mutuellement et qui maintienne l’ordre. Ces expéditions à la poursuite du bien d’autrui flattent ce goût des aventures et du danger qui, sous une forme ou sous une autre, se trouve partout au fond de notre cœur ; mais ce qui provoque surtout à ce perpétuel brigandage, c’est la misère. On a peine à se faire une idée du dénûment auquel sont réduites maintes tribus pendant la saison sèche, surtout les années où les pluies ont été plus rares et les eaux moins hautes que d’ordinaire. La maigre provision de grain est épuisée ; plus de fourrage pour les bestiaux ; on vit de sauterelles ; on vit de racines ; bêtes et gens sont d’une maigreur à faire frémir d’effroi le saint Jean de M. Puvis de Chavannes. Là où la détresse est aussi profonde et aussi poignante, grande est la tentation de vivre, ou plutôt d’essayer de vivre aux dépens du prochain. On est toujours porté à le croire moins misérable qu’on ne l’est soi-même ; d’ailleurs, à brebis volée, on ne regarde pas la graisse.