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du crédit de la France avec l’Allemagne, nous avons été obligés de nous servir du crédit, par exemple de la France sur l’Angleterre et de l’Angleterre sur l’Allemagne. Nous prenons du papier sur Londres pour trouver à Londres du papier sur Berlin. » Le fait est que jamais il n’y eut une opération semblable pour les proportions, pour les complications, à celle qui avait commencé au mois de juin 1871 pour ne plus s’interrompre, et dont M. Léon Say a pu dire justement « qu’elle n’était devenue en quelque sorte probable que par la réalisation[1]. »

Elle était conduite dans toutes ses parties, dans ses détails infinis, avec un mélange de témérité et de prudence qui en a fait l’originalité et le succès. Suivre de mois en mois, de liquidation en liquidation, de versement en versement, la marche de ces grands emprunts qu’on venait de contracter, réaliser ces prodigieux déplacemens de numéraire de façon à éviter ou à tempérer les crises monétaires, diriger ces vastes approvisionnemens de change sans rien précipiter en laissant le papier se reconstituer par l’activité du commerce, surveiller incessamment l’état du marché, le taux du change, les oscillations du crédit; avoir un expédient, un palliatif pour chaque difficulté, c’est tout cela qu’il y avait à faire à la fois sans bruit et sans trouble. La tâche supposait une application de toutes les heures, l’art de profiter de tout, de saisir l’à-propos aussi nécessaire dans les grandes affaires financières que sur un champ de bataille. M. Thiers s’y adonnait avec passion, employant tous les moyens, tantôt s’étudiant à réunir le numéraire que les Allemands avaient laissé, tantôt favorisant la souscription des emprunts à l’étranger et les versemens en valeurs étrangères, tantôt se procurant habilement sur la banque de Hambourg des masses de titres qui lui permettaient de tirer de cette banque une quantité considérable d’argent. La campagne pour la conquête du change était surtout menée avec un art profond et ingénieux. Dès le début, pendant les premières négociations des emprunts, on avait commencé par ramasser sans bruit de 400 à 500 millions de traites; d’un autre côté, le trésor français traitait bientôt avec un puissant syndicat de banquiers de qui il obtenait par prévoyance la garantie des emprunts et à qui il imposait, en échange d’inévitables avantages, l’obligation de fournir 700 millions de francs en change étranger. Par ce syndicat, qui représentait la plupart des banques du continent, l’Europe financière se trouvait tout entière engagée

  1. Voir pour tous les détails de la liquidation de l’indemnité de guerre, le savant et lumineux travail fait par M. Léon Say, pour l’assemblée nationale : Rapport sur le paiement de l’indemnité de guerre et sur les opérations de change qui en ont été la conséquence.