Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 53.djvu/521

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

enlever à la mauvaise fortune ce qu’il pouvait lui ôter par la prudence, et s’il y mettait tous ses soins, il trouvait aussi autour de lui pour l’aider des hommes d’affaires éprouvés, un ministre des finances plein de feu, de dextérité et de rondeur, M. Pouyer-Quertier, un administrateur de trésorerie, M. Dutilleul, qui lui rendait des services de tous les instans. Jusqu’à la dernière heure cependant, malgré sa confiance, il éprouvait une vive anxiété. Il sentait tout ce qu’il y avait de risqué, de périlleux à demander deux milliards au crédit dans un pareil moment, en présence des incendies à peine éteints dans Paris, sous les yeux de l’étranger campé à Saint-Denis. Il était comme un général à la veille d’une action qui va décider d’une campagne, peut-être du sort du pays. Heureusement le résultat dissipait promptement tous les doutes, toutes les craintes. En vingt-quatre heures, le 27 juin la bataille de l’emprunt était gagnée : pour deux milliards qu’on avait demandés, la souscription publique offrait près de 5 milliards, — 4 milliards 897 millions. Premier témoignage de la vitalité de la France et, je ne dirai pas de la sympathie, du moins de la confiance de l’Europe qui avait sa part dans cette démonstration. Il y avait bien de quoi se sentir un peu soulagé.

Le succès de l’emprunt du 27 juin 1871 était certes une force pour M. Thiers. Il ne lui assurait pas seulement les moyens matériels de suffire amplement à toutes les obligations de payer la première partie de la rançon exigible avant le 1er mai 1872 ; il lui donnait plus d’autorité et de liberté dans ses mouvemens, dans ses rapports avec l’étranger : il lui permettait de songer à un commencement de libération, d’ouvrir presque aussitôt une négociation par laquelle il obtenait dès ce moment, au prix d’une réduction temporaire de tarifs pour les produits de l’Alsace-Lorraine, la retraite de l’armée allemande dans les six derniers départemens qui devaient demeurer occupés jusqu’au bout. M. de Bismarck était sans doute intéressé à ménager un débouché à la riche industrie des provinces qu’il venait de conquérir, et en échange de cette concession il cédait de son côté sur l’étendue, sur la durée de l’occupation. M. Thiers ne voyait que l’intérêt de la libération, et il l’avait si vivement à cœur que, pour cet intérêt, pour quelques mois, il n’hésitait pas, lui, le protectionniste obstiné, à sacrifier momentanément ses plus vieilles idées. Chose singulière ! cette transaction qu’il avait à conquérir sur son puissant antagoniste de Berlin, qui après tout diminuait le prix de l’occupation étrangère, M. Thiers était obligé de la défendre avec quelque vivacité devant l’assemblée. Il se voyait obligé de rappeler à des censeurs téméraires que, lorsqu’on était vaincu, on ne traitait pas en vainqueur, que lorsqu’on avait à négocier avec un