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Racine, selon le mot du poète, sur les chefs-d’œuvre même de « l’audace » de Corneille. Le prestige d’antiquité? Boileau l’a mis suffisamment en lumière en parlant de la « hauteur divine » où Sophocle avait porté la tragédie grecque. La règle n’est pas la règle pour lui parce qu’elle est règle, mais parce qu’il y voit le principe, ou l’un des principes, de la beauté même de la tragédie grecque. Et quant à placer son conseil sous la sanction de l’expérience, en était-il besoin dans un siècle où, comme nous savons tous, en 1882, que la révolution romantique au théâtre a daté d’Hernani, de même il n’était personne qui ne se souvînt, en 1678, que le triomphe des trois unités sur la scène française datait du grand succès de la Sophonisbe de Mairet, en 1629 ? Cent ans plus tard, en plein XVIIIe siècle, l’écho de ce succès retentissait encore dans le Commentaire de Voltaire sur le théâtre de Corneille.

Si M. Krantz avait pris la peine de noter ce seul petit fait, peut-être en eût-il tiré cette conclusion, comme nous, que la règle des trois unités s’était dégagée, comme toutes les autres, de l’expérience dramatique et d’une expérience déjà singulièrement étendue. Mais surtout, en examinant de plus près l’histoire de la scène française avant Corneille, il n’eût pas commis cette erreur de voir dans l’impatience avec laquelle Corneille subissait les entraves de la règle un esprit, non-seulement de révolte, mais encore de nouveauté. Révolte, oui; mais nouveauté, non pas ! Car lorsque le naïf grand homme s’épuisait à la recherche de ces combinaisons scéniques où il a fini par se perdre, il n’inventait pas du tout, comme le croit M. Krantz, des « formes dramatiques nouvelles, » mais au contraire il essayait de maintenir dans leurs droits périmés les formes dramatiques anciennes, celles qu’il avait connues en faveur au temps de sa jeunesse, les formes des Rotrou, des Du Ryer, des Scudéri, des Alexandre Hardy. « La tragédie jouée par des bourgeois, » c’était Alexandre Hardy qui l’avait mise à la scène, — qui dira dans combien de ses huit ou neuf cents poèmes? — et certainement au moins dans une pièce intitulée : Scédase, ou l’Hospitalité violée, dont Corneille, en 1660, comme on le voit par son Discours de la tragédie[1], conservait pieusement la mémoire. Mais pour « la comédie

  1. « Ce n’est pas une nécessité de ne mettre que les infortunes des rois sur le théâtre. Celles des autres hommes y trouveraient place s’il leur en arrivait d’assez illustres et d’assez extraordinaires pour le mériter, et que l’histoire prît assez de soin d’eux pour nous les apprendre. Scédase n’était qu’un paysan de Leuctres, et je ne tiendrais pas la sienne indigne d’y paraître. » J’ajoute qu’en examinant avec attention la plupart des prétendues innovations que propose Corneille, on trouverait ainsi que ce sont de réelles vieilleries. On reproche à Boileau de n’avoir fait dater la naissance de la poésie française que de l’apparition de Malherbe. Il ne faudrait pas l’imiter en cela ni faire à notre tour dater de la représentation du Cid l’histoire de la scène française. Dans les dernières années du XVIe siècle et les premiers du XVIIe, on avait à peu près tout mis au théâtre. C’est M. Nisard qui a raison. L’esprit français n’a pas besoin qu’on le définisse, parce qu’il se défiait lui-même dans ses œuvres. Il ne s’est nulle part mieux défini que dans le choix qu’il a fait, parmi toutes les autres formes possibles, successivement expérimentées, de la forme classique proprement dite, pour le représenter au théâtre.