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une poussière, et ses propres remords la lui faisaient paraître indigne de pitié. Les faiblesses de l’homme faisaient ainsi la force du roi ; il descendait incessamment dans sa conscience et il en ressortait avec de tels sentimens d’horreur pour ses propres faiblesses qu’il se croyait tenu à faire régner dans la partie du monde commise à ses soins une discipline plus dure et plus inflexible, simplement débauché, intempérant, dégagé de toute pensée sérieuse, il eût pesé d’un poids moins lourd sur l’humanité ; mais ce qui lui restait encore de vertu se tourna en cruauté, en persécution et en crimes. Chacune de ses larmes secrètes fit verser des flots de sang.


III.

Philippe fut engagé, pendant son long règne, dans bien des entreprises, — dans les affaires des Pays-Bas, dans les affaires de France, dans la guerre contre l’Angleterre, dans la lutte contre l’islamisme, dans la conquête du Portugal. Il ne réussit pleinement nulle part, sauf en Portugal ; partout, ailleurs, ses victoires mêmes demeurèrent stériles. Son long règne fut, vu de haut, un affaissement général et lent de la puissance espagnole. Quelles réflexions ne devait-il pas faire au terme de sa carrière quand son sujet rebelle, le prince d’Orange, l’obligea à traiter avec lui, quand la moitié de ses magnifiques provinces des Pays-Bas échappait pour toujours à sa domination. En France, tous les efforts de la ligue étaient rendus impuissans ; l’Angleterre enfin voyait s’évanouir dans la tempête les menaces de l’Armada espagnole et ses vaisseaux venaient insulter les côtes de l’Espagne. À quoi avait-il servi de verser à torrens le sang le plus pur des Flandres, de tourmenter tant de consciences et de torturer tant de corps, de ruiner le trésor espagnol, de soudoyer tant de traîtres en France, de tenir garnison dans Paris ? À quoi avaient servi les cruautés du duc d’Albe et l’admirable stratégie de Farnèse, et une diplomatie si savante, et ce labeur incessant du roi, de ses conseils, de ses ministres ? Philippe avait voulu faire partout violence à la nature autant qu’aux hommes ; il avait rêvé des Flandres espagnoles, une France espagnole, une Angleterre espagnole, il avait voulu gouverner le monde comme un couvent. M. Forneron a raison pourtant quand il ose dire que, comme roi, Philippe II n’eut jamais de doutes ni remords ; la défaite, le malheur, ne lui donnèrent pas le moindre doute ni sur ses droits, ni sur les moyens qu’il avait employés pour les faire triompher. Il pouvait être vaincu, il ne s’en croyait pas moins l’instrument choisi de la Providence.