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Marguerite : il aspirait ainsi à calmer les derniers ressentimens de son illustre rival. Cette noble pensée ne fut point comprise de Philippe, qui voulut avoir une femme portugaise. Il épousa sa cousine, l’infante Marie, fille de Jean III de Portugal et de Catherine, la sœur de Charles-Quint. Elle lui donna un fils, le célèbre et infortuné don Carlos, et mourut en couches. Son père le fit venir dans les Flandres et lui fit faire une tournée dans les provinces. Philippe eut des « entrées » magnifiques ; il n’avait alors que vingt-un ans, mais déjà il était cérémonieux et froid, sa politesse était glacée. La noblesse et le peuple de Flandre l’eussent aimé plus accessible, plus jovial, moins bien défendu par l’étiquette ; Charles-Quint, malgré ses sévérités, était adoré des Flamands ; son fils, l’Espagnol, fut tout de suite impopulaire. Nous trouvons M. Forneron bien sévère quand, parlant de ce séjour de Philippe auprès de son père, il écrit : « À Bruxelles, il put enfin voir longuement Charles-Quint et recueillir de sa bouche les savans secrets d’une dépravation péniblement acquise. » Charles-Quint était un politique, il avait pourtant des scrupules de conscience, qui tournèrent chez son fils jusqu’à la casuistique. Il se croyait une mission et la plus haute qui se puisse imaginer, il était non-seulement le bras armé de la chrétienté contre les infidèles, il était le représentant et le défenseur d’un certain ordre politique en Europe, il voyait l’hérésie grandir et menacer l’unité du monde catholique. Il n’est pas étonnant, qu’après avoir vu fondre la belle armée avec laquelle il avait tenté d’arracher Metz à la France, il ait songé à se faire un allié de l’Angleterre en demandant pour son fils la main de Marie, la nouvelle reine, appelée au trône après la mort d’Édouard VI.

Philippe était depuis son adolescence adonné aux plaisirs de la galanterie ; il fut accusé plus tard par le prince d’Orange d’avoir avant son premier mariage été marié déjà secrètement : « d’aultant que du temps qu’il feignit espouser l’infante du Portugal, mère de don Carlos, il sçavoit estre marié à dona Isabella Osorio, de laquelle aussi il a eu deux ou trois enfans. » Quoi qu’il en soit, les relations avec Isabelle Osorio durèrent plusieurs années, ce qui n’empêcha point Philippe de se laisser emporter par sa passion pour les dames ; il connut à Bruxelles Catarina Lainez et en eut une fille qui fut enfermée dans un couvent. Il ne pouvait ressentir aucune inclination pour sa seconde femme, Marie Tudor, qui avait douze ans de plus que lui. Une sensualité extrême respire sur les traits du jeune prince, qui ont été reproduits par Titien : à vingt-six ans, dans toute la fougue de sa jeunesse, il allait épouser une fille de trente-huit ans, usée déjà, ridée, couperosée, rousse, laide, toujours malade. Mais il fallait obéir à Charles-Quint : celui-ci, qui croyait se reconnaître