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de se détruire ne se satisfait pas par les moyens ordinaires ; chacun, cherchant quelque chose de plus meurtrier que la guerre même, devine que le mal suprême à faire à une nation est d’arrêter son commerce, et le plus grand capitaine du monde, disciple du plus grand ministre de l’Angleterre, répond au blocus des côtes de France par le blocus continental. Le désastre dépasse leur attente et pour la première fois la ruine du commerce prend le caractère d’une calamité publique. Pour la première fois dans l’Europe, où tout se tait, dans la France où les mères elles-mêmes pleurent en silence, les intérêts sont si profondément atteints que la parole renaît et la protestation devient une clameur. L’empereur, qui d’ordinaire brise les résistances, la sent si forte cette fois qu’il la ménage, le courage d’abandonner une grande erreur lui manque, il ne veut pas se démentir, et, contradiction de l’orgueil, il consent à être désobéi. Des exceptions faites au profit de certains marchands, une tolérance croissante accordée à tous rétablissent en partie la liberté des échanges : même avant Waterloo, le maître du monde a connu une force à laquelle il fallait céder.

Or le commerce extérieur qu’avait interrompu le blocus, et dont la suspension causait alors un tel trouble, était un commerce naissant. Le temps lui avait manqué même pour s’ouvrir les marchés où le régime protecteur lui faisait une si petite place. Depuis cette époque, le régime protecteur lui-même a disparu devant une notion plus juste. À mesure que le monde est mieux connu, devient plus visible la loi qui le gouverne. Sur ce globe fait pour lui, l’homme ne trouve nulle part rassemblé ce dont il a besoin ; en chaque point, il y a à la fois excès et pénurie de richesses. La même diversité qui existe dans la production du sol existe dans les aptitudes des peuples. L’effort fait par l’un d’eux sur un territoire est impuissant à y accumuler ce que la Providence a voulu disperser. On paie trop cher le succès quand le travail s’emploie à vaincre la nature. On en arrive à comprendre qu’il vaut mieux lui obéir, produire ce qu’on produit facilement et à bon marché non-seulement pour soi, mais pour les autres, et en recevoir en retour ce qu’ils possèdent. La division du travail, qui applique les individus à des œuvres diverses, s’accomplit de même entre les nations : chacune, pour le bien commun, devient tributaire de toutes, et sa richesse est faite de cette dépendance ; et non seulement sa richesse, mais sa sûreté, car plus elles sont indispensables les unes aux autres, moins elles peuvent songer à se détruire, l’intérêt de conservation qui anime chacune s’étend jusque sur les voisines, et quand attaquer un peuple, c’est se fermer un marché, la solidarité des intérêts a créé le lien le plus fort qui puisse unir les peuples dans la paix.