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ports, les cargaisons poursuivent leur route sur des navires inattaquables. La conséquence est certaine. En temps de guerre, le fret, abandonnant le pavillon belligérant, passera tout entier sous les pavillons neutres.

Il ne semble pas que cette conséquence ait été envisagée, à en juger par la querelle pendante depuis 1855 sur la course. Dans les états qui l’ont maintenue comme dans ceux qui l’ont abolie, l’opinion publique admet volontiers l’importance des corsaires, et leur efficacité même est l’argument principal qu’elle invoque, ici pour les permettre, là pour les interdire. Il ne serait pas superflu de chercher s’ils offriront leur concours. La constitution de la marine à voiles se prêtait à l’armement de croiseurs volontaires. Dans un temps où les courans commerciaux se devinaient à peine, il n’existait pas entre les divers points du globe de service régulier ; dans un temps où la marche des navires était incertaine et lente, on ne les chargeait pas de cargaisons destinées à des pays différens. Ils attendaient dans les ports, chacun amassant un fret pour un point unique, et partaient quand ils avaient leur plein ou ne pouvaient rien obtenir de plus. Pour desservir les centres de commerce, il les fallait nombreux ; pour naviguer même avec des chargemens réduits, il les fallait de dimensions médiocres ; leur exiguïté faisait leur bon marché relatif ; leur bon marché permettait aux particuliers d’en posséder même plusieurs. La plupart appartenaient à des commerçans qui transportaient eux-mêmes leurs produits ; le navire était une annexe du comptoir. Équiper en guerre une partie de ce matériel peu précieux et peu occupé n’était pas courir un risque considérable. Parmi les armateurs, la tentation des aventures devait en séduire quelques-uns, et celui qui prenait conseil de sa hardiesse n’avait à rendre de compte à personne. Plus que tout le reste peut-être, cette libre disposition du navire par la volonté d’un seul favorisa la guerre de course. Si, pour l’exposer aux hasards, il avait fallu le consentement de plusieurs, les sages auraient eu raison des ardens, un veto aurait suffi pour entraver tout ; l’audace est une des choses qui ne se décident pas à la majorité des voix. On le vit bien à cette époque même. Dans tous les pays, le commerce colonial se faisait par compagnies privilégiées ; elles avaient des arsenaux, des soldats et des flottes ; nul n’était aussi bien préparé à la lutte. Or tous les navires corsaires dont le nom a survécu étaient achetés par leur commandant ou prêtés par des particuliers : aucun n’appartenait aux sociétés. Le rôle de celles-ci est inscrit d’une autre façon dans l’histoire, et elles y ont laissé le témoignage de l’esprit qui anime les corporations financières. Au lendemain de la guerre pour la succession d’Autriche, à la veille de la guerre de sept ans, elles étudiaient le moyen de « maintenir la