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immédiates, l’avantage n’était pas à l’agresseur, mais au mieux armé, et l’abordage même n’offrait pas à celui qui le tentait la victoire, mais un nouveau combat. L’attaque enfin n’était pas toujours possible. Les calmes qui, surprenant les navires près de terre, les auraient livrés immobiles aux feux de l’ennemi, les vents battant en côte qui les poussaient en perdition au rivage, suspendaient toutes les opérations de la marine à voiles. Avantage plus grand qu’il ne semble pour la défense : durant ces armistices que lui accordaient les élémens, elle pouvait réparer ses pertes et goûter ce repos indispensable aux corps militaires pour garder leur valeur morale.

Telle était la marine qui suffit aux grandes guerres de deux siècles, leur survécut et qui, en 1854, le jour où les plus puissantes flottes du monde se trouvaient rassemblées à Besika, semblait briller d’un aussi vif éclat. Dans les navires qui se réunirent alors, Ruyter, Tourville ou Nelson auraient reconnu leurs bâtimens de lutte. Deux nouveautés seulement glissées dans cette tradition auraient étonné leur génie. Quand l’ordre fut donné de franchir les détroits, les vaisseaux se couvrirent non de voiles, mais de fumée, et pour remonter le courant s’ébranlèrent, les uns mus par une force intérieure, les autres remorqués par ceux qui la possédaient : cette force « auxiliaire » était si faible encore qu’elle ne put vaincre le vent et la mer également contraires. Seul, le Napoléon, qu’illustra cette journée, mouillait le soir aux Dardanelles avec la Ville-de-Paris, les escadres durent attendre que le vent fût tombé et arrivèrent le lendemain. C’étaient les débuts de la marine à vapeur. Deux ans après, la France envoyait dans la Mer-Noire, sous le nom de batteries flottantes, trois bâtimens sans mâture et plus semblables à des forts qu’à des navires : à l’attaque de Kinburn, embossés à 1,200 mètres des remparts, ils y faisaient brèche et, exposés à toute l’artillerie de la place, achevaient le combat sans blessures ; aucun projectile n’avait traversé les dix centimètres de fer qui les recouvraient. C’étaient les débuts de la marine cuirassée.

Or ces deux faits, détails dans l’ensemble de la guerre, surcroît de succès dans une époque glorieuse, ces deux faits obscurs, comme toutes les origines, allaient, en se développant, détruire l’ancien instrument de navigation et de guerre.

La vapeur n’apportait pas seulement un terme à l’incertitude de la marche. Comme cette marche est une ligne droite que n’infléchit plus le caprice de la mer ou du ciel, les longueurs des coques peuvent croître ; comme le moteur n’agit plus obliquement sur les hauts du navire, mais est placé dans ses fonds ainsi qu’un lest et augmente sa stabilité, les largeurs et les profondeurs peuvent diminuer ; la tyrannie des formes a disparu. La nature offre un dernier obstacle : les dimensions des bois. Les progrès de la métallurgie