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Bouilhet ? De Melœnis, de ses vers détachés, l’amour est absent. Le désir, la volupté, ça n’est pas l’amour. Lorsque la femme n’est qu’un instrument de plaisir, elle devient une cause d’ennui et d’amoindrissement. Dans la vie, il faut aimer, j’entends jusqu’à la souffrance, avec l’ivresse du sacrifice. Croire, avec Chamfort, que l’amour est le contact de deux épidermes et l’échange de deux fantaisies, c’est se tromper. Les grands cris des poètes, ceux qui vibrent à travers l’humanité et l’arrachent à son indifférence, ce sont des cris d’amour. J’ai toujours été surpris de voir que Flaubert et Bouilhet, dans l’œuvre entière d’Alfred de Musset, admiraient surtout le fragment de la cavale dans Rolla, fragment admirable, mais dont l’art seul a fait les frais. L’horreur du lieu-commun les a entraînés trop loin ; l’amour est un lieu-commun, et ils s’en raillaient. À force de se vouloir réserver uniquement pour l’art, ils n’ont pas demandé à la vie ce qu’elle contient de meilleur, ce qu’elle contient de pire, et il leur a manqué une des forces par lesquelles l’artiste fructifie. Lorsque tout s’est écroulé dans l’existence, que l’on a reconnu la vanité des glorioles, l’illusion de soi-même, l’instabilité des choses et la permanence des déceptions, si l’on se retourne, si l’on compte les cadavres qui encombrent la route parcourue, il en est un qui s’agite et sourit encore :


C’est toi qui dors dans l’ombre, ô sacré souvenir !


Hugo l’a dit dans cette Tristesse d’Olympio, qui seule suffirait à le rendre impérissable. Ce souvenir, Bouilhet ne l’a pas eu ; aux heures douloureuses, il n’a pu l’évoquer et lui demander la vigueur du passé lorsque celle du présent lui faisait défaut. Ceux-là seuls parmi les poètes sont grands qui ont aimé. Qui ont-ils aimé, Ninette ou Sémiramis ? On ne s’en occupe guère. La créature qui inspire le sentiment importe peu ; seul, le sentiment importe, qui féconde l’homme et le rend « semblable aux dieux ! » Bien tard, trop tard, Bouilhet s’en est aperçu. Au soir de la journée, qui est aussi le soir de la vie, il mit la main sur ses blessures, il s’entretint avec ses rêves évanouis et leur demanda pourquoi, malgré ses ailes, il ne s’était pas élevé jusqu’aux sommets qu’il avait entrevus au temps de sa jeunesse. La voix intérieure a répondu, et, sous sa dictée, Bouilhet a écrit la Dernière Nuit, une admirable pièce de vers qu’il faut citer, car elle est à la fois un aveu et une explication :


Toute ma lampe a brûlé goutte à goutte,
Mon feu s’éteint avec un dernier bruit ;
Sans un ami, sans un chien qui m’écoute,
Je pleure seul dans la profonde nuit.