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siècles les sentimens d’une valetaille. La fin de la bourgeoisie commence parce qu’elle a ceux de la populace. Je ne vois pas qu’elle lise d’autres journaux, qu’elle se régale d’une musique différente, qu’elle ait des plaisirs plus relevés. Chez l’une comme chez l’autre, c’est le même amour de l’argent, le même respect du fait accompli, le même besoin d’idoles pour les détruire, la même haine de toute supériorité, le même esprit de dénigrement, la même crasse ignorance[1] »

Bouilhet était un homme très intelligent, d’une instruction profonde, d’un caractère irréprochable, très doux, sceptique, spirituel et bon. J’ai eu pour lui une sérieuse affection et j’admire beaucoup son talent, mais il m’est impossible de reconnaître en lui les qualités qui font les poètes de premier ordre ; parmi les poetœ minores il arrive en tête ; certaines de ses pièces devers subsisteront, il aura place dans tous les Selectœ, Melœnis est une œuvre très remarquable, de longue haleine, savante, bien conduite et de forte poésie ; mais, dans le défilé des poètes du temps, il me semble qu’il ne marche qu’après Alfred de Musset, Victor Hugo, Lamartine, Victor de Laprade, Auguste Barbier, Théophile Gautier. Est-ce à dire pour cela qu’il n’ait point sa place réservée ? Non pas, et sa place est enviable. S’il ne s’est élevé aux régions les plus hautes, c’est, je crois, à cause d’une sorte de contradiction qui était en lui et qu’il ne soupçonnait pas. Son éducation, son instruction, ses tendances, ses goûts, ses conceptions étaient classiques ; il a longtemps rêvé de faire un poème en vers latins ; l’exécution qu’il s’était imposée était romantique ; toute sa vie il a marché dans ce contresens et il faut qu’il ait été bien richement doué pour avoir pu se diriger sans péril au milieu de ce double courant. Ses plus beaux vers sont absolument classiques et rappellent la forme du XVIIe siècle, cet ordre dorique littéraire où la France intellectuelle a trouvé tant de gloire. Toutes les fois qu’il a voulu faire des vers exclusivement romantiques, — ballades, sujets fantastiques, danses macabres, — il a échoué, l’a compris, et les a gardés en portefeuille. Son poème les Fossiles, malgré des qualités originales et fortes, n’aurait point détonné au siècle dernier.

L’influence que Bouilhet a exercée sur Flaubert a été féconde, je l’ai dit ; mais la réciproque n’a pas eu lieu. Flaubert était trop passionné ; il admirait sans critique, et avec un tel emportement qu’il entraînait Bouilhet. Chaque organisme porte en soi le germe du mal par lequel il doit périr ; il en est de même des fonctions intellectuelles

  1. Lettre de M. Gustave Flaubert à la municipalité de Rouen, au sujet d’un vote concernant Louis Bouilhet, brochure de 20 pages in-8o ; 1872.