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ruiné la direction. C’était l’image même exprimée par le dialogue qui devenait visible et se formulait matériellement aux yeux des spectateurs. Ainsi, un père cherche son fils, le trouve dans un café, buvant et fumant ; il s’irrite et lui dit : « Tu n’es qu’un pilier d’estaminet ; » à l’instant le jeune homme devient un pilier et forme un des linteaux de la porte. L’idée en elle-même était ingénieuse, mais elle bouleversait tellement les habitudes théâtrales qui, en pareille matière, tiennent médiocre compte du travail littéraire et le subordonnent aux effets de mise en scène, qu’elle devait être considérée comme une innovation trop coûteuse et par conséquent inadmissible. Seul, Flaubert n’était pas capable d’agencer une pièce, d’en supprimer les développemens auxquels il excellait et que repousse l’objectif dramatique. Il savait qu’il existe un art nouveau, l’art des combinaisons : il avait entendu un de nos camarades, qui eut quelque succès au Vaudeville et aux Variétés, dire : « Je prouverai, quand on voudra, que Shakspeare n’a jamais su faire un drame ; » il savait que, pour mouvoir les personnages dans des conditions acceptables, il faut ce que l’on nomme justement des ficelles ; mais cet art, il l’ignorait, ces ficelles, il ne les connaissait pas. Il s’adressa à l’un de ses amis, au comte X… dont quelques œuvres avaient réussi au théâtre. En outre, dans une féerie, les couplets, pour me servir du vieux mot, sont de rigueur, et j’ai déjà dit que Flaubert n’avait jamais pu mettre un alexandrin sur ses pieds ; toutes les fois qu’il avait voulu s’essayer à la poésie, il avait fait de la prose cadencée, mais de vers point ; il avait donc besoin d’un poète ; naturellement il choisit Louis Bouilhet. Tous les trois se mirent à l’œuvre. Flaubert seul y avait de l’ardeur ; Bouilhet rêvassait ; le comte X… cherchait à fuir. Quand il s’agissait de littérature, Flaubert n’entendait pas raillerie et il traitait ses collaborateurs avec quelque sans-façon. Il leur envoyait des ordres de service comme pour une répétition théâtrale et n’était point satisfait lorsque l’on arrivait en retard. Bouilhet, assez soumis, ne se faisait pas trop attendre. Il n’en était pas de même du comte X… que ce genre de travail passionnait peu et qui imaginait toute sorte de subterfuges pour s’y soustraire. Un jour, il se présenta, la tête embobelinée d’une marmotte, un gros paquet de coton sur la joue, gémissant et abattu par une rage de dents. Flaubert, irrité à la fois et attendri, leva la consigne et lui permit de s’en aller. Le comte X… ne se le fit pas répéter ; il partit, mais dès qu’il eut dépassé la porte, il mit sa marmotte dans sa poche et alla se promener. C’était un effet de scène, comme on eût dit dans la féerie. Flaubert avait le travail tyrannique ; ce travail, il l’imposait aux autres avec une insistance qui n’était, en somme, que l’effet de la domination