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traditions à sa quiétude présente, oubliant qu’elle risque en même temps de lui sacrifier son avenir. Mais cela durera-t-il toujours ? Je ne sais quel philosophe du siècle dernier disait que l’athéisme d’Helvétius le rendrait dévot ; il pourrait se faire que les doctrinaires de la paix à tout prix, que les théoriciens de l’abstention absolue finissent par rendre la France belliqueuse. On en vient à craindre parfois que ce phénomène très naturel ne se produise chez nous d’une manière générale, et que, de même qu’en 1840, l’idée césarienne n’en profite. À quelles aventures alors notre pays ne doit-il pas s’attendre ? On le poussera certainement à commettre la grande faute de chercher sur le continent une compensation à ses pertes sur la Méditerranée. Les ennemis qui l’auront isolé en Europe, qui se seront emparés de ses dépouilles en Orient, n’épargneront rien pour abuser des avantages qu’il leur aura laissé prendre. Mais rn admettant que ces craintes soient chimériques, que l’amour de la paix, toujours et quand même, soit devenu tellement irrésistible chez nous qu’il doive faire à l’avenir comme aujourd’hui le fond de notre tempérament national, ce ne serait point une raison pour se rassurer, ce serait au contraire une raison de craindre plus que jamais. Combien de nations ont péri parce qu’elles étaient imbues des idées politiques qui semblent devenir les nôtres ! parce qu’elles déclaraient sans cesse qu’elles n’avaient plus aucune ambition extérieure, qu’elles ne songeaient qu’à rester le centre privilégié des arts, du luxe et de la richesse ! L’Écriture a dit que ce monde était livré a la dispute ; aussi n’y respecte-t-on que ceux qui savent s’y faire respecter. Les forts et les brutaux y sont les maîtres ; les faibles et les délicats finissent toujours par y être écrasés. Le meilleur moyen d’allumer les convoitises est de crier bien haut qu’on est trop heureux pour songer à la moindre action belliqueuse, qu’on ne veut d’autres biens que ceux que procure la paix, d’autre défense que sa bonne conscience et sa résolution de n’entrer en lutte avec personne. entre deux torts, il vaut encore mieux chercher la guerre sans raison quand on est prêt à la faire, que de la subir un jour comme une nécessité inéluctable lorsqu’un n’est pas capable de la soutenir. Les peuples qui se disent amis de tout le monde, qui ont une peur horrible de se brouiller avec une république ou un empire quelconque, finissent toujours par recevoir des coups ou par perdre la tranquille indépendance pour laquelle ils ont renoncé à leur dignité. Plus ils sont pacifiques, plus on juge facile de les dompter. Plus leur richesse les rend timides, plus cette richesse inspire d’envie. À moins de se mutiler de ses propres mains, la France aura longtemps encore des possessions bien tentantes pour ses rivaux et ses adversaires. C’est là qu’on cherchera à la surprendre, puisque