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de l’Orient pour menacer la Turquie et assurer le bonheur du Monténégro, à la grande mortification de l’Angleterre et de l’Autriche, aux grands applaudissemens de la Russie. Deux ans plus tard, le prince Gortchakof réunissait chez lui les ambassadeurs des grandes puissances afin d’examiner avec eux la situation « douloureuse et précaire » des chrétiens de Bosnie, d’Herzégovine et de Bulgarie, et bientôt une circulaire du vice-chancelier insistait sur la réunion d’une conférence destinée à remanier les stipulations établies par le traité de Paris. « Le temps des illusions est passé, s’écriait-il fièrement ; toute hésitation, tout ajournement amènerait de graves inconvéniens. » Que de chemin parcouru depuis le jour où le prince Gortchakof proclamait le recueillement de son pays ! En quatre ans, ce recueillement avait été assez fécond pour donner à la Russie l’alliance de la France, — alliance qui, sans les événemens de Pologne, aurait duré peut-être autant que l’empire ; — pour lui permettre d’unifier la Roumanie, de garantir l’indépendance de la Serbie et du Monténégro, de dénoncer moralement devant l’Europe le traité de Paris, et de faire savoir par une démonstration éclatante à ses cliens orientaux qu’en dépit des défaites de Crimée, le tsar veillait toujours sur eux et préparait leur émancipation.

Telle est la manière dont un grand peuple se recueille, pour peu qu’il ait conscience de ses destinées historiques et qu’il soit dirigé par un gouvernement soucieux de son avenir. Mais ce n’est pas tout ; ce n’est même qu’une très faible, que la plus faible partie de l’œuvre accomplie par la Russie à la faveur de cette politique de recueillement dont on devrait emprunter au prince Gortchakof la pratique aussi bien que la théorie. Il est bien clair que, lorsqu’une nation a été vaincue et mutilée, que lorsqu’un voisin puissant s’est établi sur ses frontières, ce serait une folie de sa part de songer à se heurter de nouveau contre lui, au risque de s’attirer de plus grands désastres encore que les premiers. Partout où elle peut le rencontrer, partout où elle risque d’entrer en conflit avec lui, il est sage pour elle de s’abstenir, de refréner ses ambitions, ou du moins de ne leur donner libre cours que jusqu’au point où il serait dangereux de soulever les susceptibilités de son ennemi. Mais en politique aussi bien qu’en physiologie, un arrêt de développement dans un sens est toujours compensé par un progrès dans un autre sens. Obligée de s’arrêter en Europe, d’ajourner tout espoir de progrès sur la route de Constantinople, la Russie n’a pas laissé son activité et son génie d’expansion se rouiller faute d’emploi. Un champ immense était ouvert devant elle, où elle pouvait marcher longtemps sans rencontrer d’obstacle ; elle s’y est jetée avec décision, et en quelques années elle y a créé un empire admirable, dont l’étendue égale cinq ou six fois celle de la France, un empire qui sera peut-être un jour le plus vaste et le plus beau