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On sait combien il est facile d’augmenter, par une bonne administration, une fortune déjà considérable. Or la duchesse était un admirable administrateur ; ses lettres d’affaires sont des modèles du genre ; rien de plus net, de plus ferme, de plus clairvoyant. Le duc se déchargeait volontiers sur elle des soins importans. Lorsque la désastreuse spéculation des Mers du Sud ruina une grande partie de l’Angleterre, comme très peu de temps après Law ruina la France, lady Marlborough jugea merveilleusement la situation et se retira avec un bénéfice de 100,000 livres (2,500,000 fr.) pendant que son gendre Sunderland y perdait une part considérable des biens de ses enfans. La lettre suivante, adressée par Marlborough à un ami, peut donner une idée de ce que devint sa fortune. « Je vous demande pardon de vous ennuyer de mes affaires, mais j’éprouve un singulier embarras : trop d’argent comptant ! J’ai 100,000 livres qui dorment et j’en aurai 50,000 livres de plus la semaine prochaine ; si vous pouvez me trouver un placement pour tout cela, vous me rendrez service. » Aussi lorsque le prétendant descendit en Écosse, au commencement du règne de George Ier, le duc put-il non-seulement offrir un prêt considérable au gouvernement, mais lui en faire trouver un autre plus fort, en quelques heures, grâce à son crédit personnel. On voit par plusieurs passages des mémoires de la duchesse que, dans sa vieillesse, elle fit de grandes avances d’argent au gouvernement, et fut souvent très préoccupée du remboursement.

Cependant ces deux personnages, si souvent accusés d’avarice, vivaient magnifiquement, entretenaient sur un grand pied plusieurs splendides résidences, s’entouraient d’une suite féodale, dotaient largement enfans et petits-enfans, répandaient autour d’eux des bienfaits sans nombre et savaient obliger royalement. Un banquier de leurs amis, compromis dans les affaires des Mers du Sud et sur le point défaire faillite, venait trouver la duchesse et recevait d’elle une somme de 100,000 livres sterling (2,500,000 francs). — On abusait souvent, cela va de soi, de cette situation exceptionnelle. Le duc de Newcastle, désireux d’épouser une petite-fille de Marlborough, voulait un million de dot, au lieu de 700,000 francs offerts, somme déjà énorme à cette époque, et dans un pays où les femmes sont en général peu dotées. « Il plaisante ! s’écria la duchesse. Ma petite-fille n’est ni un monstre ni une bourgeoise, » et elle maintint son chiffre.

La belle et douce existence dont Marlborough savait mieux jouir que la duchesse fut bientôt troublée par de grandes douleurs ; il perdit dans la même année, 1714, deux de ses filles, la comtesse de Sunderland et la comtesse de Bridgewater, âgées l’une de vingt-huit,