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facilement de la compagnie de Mme Masham si elle s’en éloignait. Sans en rien laisser voir, je lui dis qu’elle ne pouvait rester si près du cadavre ; que si elle était à Saint-James, elle ne serait obligée de voir personne qui lui déplairait. Je vis sur son visage que ceci lui était agréable, et j’ajoutai qu’elle pourrait partir dans ma voiture, les stores baissés, sans être vue. Elle y consentit et entra dans une petite pièce de service, où elle donna des ordres au sujet de ses chiens et de son coffre-fort… En arrivant à Saint-James, je la conduisis à son cabinet vert et lui donnai un bouillon ; elle dîna un peu plus tard de bon appétit, et, le soir, je la retrouvai encore à table. » La duchesse dit ailleurs : « Si grande que fût l’explosion de sa douleur, son estomac était plus grand encore, car le jour même de la mort du prince, elle mangea trois grands repas. Tout près d’elle était Masham, qui sortit, aussitôt mon arrivée, d’un air d’insolence et de colère, et non plus de cette manière d’humble, femme de chambre qu’elle avait souvent affectée devant moi. Pendant toute cette période d’affliction, je soignai la reine avec les plus grands efforts pour lui plaire. Parfois, elle me faisait asseoir comme jadis et me témoignait quelque bonté, le soir, quand je la quittais ; mais elle ne me parlait ouvertement de rien et je sentais que je ne gagnais aucun terrain ; ce n’était pas étonnant, car je n’arrivais jamais sans trouver là Mme Masham. » En réalité, Harley continuait à miner par tous les moyens le sol sous les pas du parti au pouvoir.

Une nouvelle puissance entrait en lice, se faisant plus formidable chaque jour : c’était la presse. Les dernières années de la reine Anne la virent grandir avec une rapidité, une force, une audace alarmantes. L’esprit de parti trouvait là tout un arsenal d’où il tirait sans scrupule des armes de toute nature et généralement empoisonnées. Le métier d’écrivain n’était pas ce qu’il est devenu. Le public lettré, encore fort restreint, ne se trouvait guère que dans les classes aristocratiques. De là un système de patronage, flatteur pour les uns, profitable pour les autres, et qui mettait les plumes au service des plus offrans. Presque toutes les grandes maisons possédaient leur génie familier, dont elles se paraient et se servaient tour à tour : Dryden chez les ducs de Buckingham et d’Ormond, Congrève chez Marlborough, Steele chez lord Halifax, Gay chez le duc de Queensbury, Addison chez lady Holland, etc. Swift, après avoir accablé Marlborough de flatteries, s’était donné aux tories, parce que les wighs n’avaient pu honorablement lui accorder un évêché. De tous les pamphlétaires, c’était le plus dangereux, le plus passionné, le plus insolent, mais aussi le plus remarquable au point de vue du talent. Que pouvaient contre un tel athlète la bonhomie spirituelle de Steele ou la plume élégante et modérée d’Addison ? Harley