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Il fallut bien avouer et s’excuser de son mieux. La duchesse, « encore aveugle, » pardonna et offrit « innocemment » d’en informer la reine. Qu’on juge de sa colère en apprenant d’abord que sa majesté le savait, et un peu plus tard qu’elle avait assisté au mariage ! Il n’y avait plus d’illusion possible. Lady Marlborough se plaignit hautement ; Anne répondit qu’elle n’était pas changée et ajouta maladroitement : « Je lui ai répété cent fois de vous parler de son mariage et elle n’a pas voulu. » Godolphin et Marlborough, consultés par la duchesse, cherchèrent à l’apaiser, lui conseillèrent la prudence, le respect envers la reine. Le général et le lord trésorier n’avaient d’abord vu dans tout cela que des querelles de femmes assez ennuyeuses pour eux, mais lorsqu’ils apprirent les intrigues autrement dangereuses de Harley, ses efforts pour diviser le parti whig, et présenter comme une atteinte à la constitution même tant de puissance confiée à une seule famille (le fils aîné de Godolphin avait épousé une fille de Marlborough), leur émotion fut grande et l’écœurement du commandant en chef commença : « Si vous êtes fondée, écrivait-il à sa femme, dans tout ce que vous nous dites des relations de la reine avec Masham et Harley, je suis d’avis de donner, avec mylord trésorier, un dernier bon conseil, et si nous échouons, de laisser faire ce qu’on voudra. Que M. Harley et Mme Masham prennent les affaires en mains, cela vaudra beaucoup mieux pour nous qu’une lutte perpétuelle. »

Les choses ne pouvaient pas aller si vite ; le courage et la franchise manquaient à la reine pour rompre ouvertement avec son ancienne amie, son ministère et son général. La tragi-comédie devait durer cinq ou six ans pendant lesquels Anne et ses nouveaux favoris jouèrent un rôle aussi odieux que méprisable, et ses anciens serviteurs subirent toutes les colères, toutes les douleurs de l’orgueil humilié, des services méconnus, des espérances déçues. En apprenant de Godolphin ses intentions et celles de Marlborough, la reine prit peur ; elle écrivit à la duchesse dans des termes incroyablement humbles pour une souveraine. Des scènes de haute comédie s’ensuivirent ; d’abord une entrevue avec la reine, celle-ci ne répondant à toutes les récriminations que par les mêmes mots vingt fois répétés : « Vous êtes injuste envers la pauvre Masham. Il est naturel qu’elle vous évite, puisqu’elle vous sait fâchée contre elle. » Puis une autre entrevue avec la « pauvre Masham, » attendue douze jours ! Qu’on se figure la petite habilleuse arrivant avec son air de douceur hypocrite, de triomphe mal dissimulé et prenant un petit ton de condescendance pour assurer à sa terrible parente « que la reine l’avait toujours beaucoup aimée et serait certainement toujours bonne pour elle. » La « reine Sarah » protégée par Abigaïl ! « J’en perdis la parole, » avoue franchement la