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comment oublier pourtant qu’il n’y a guère plus d’une quinzaine d’années, un maire ayant affermé des terres que le propriétaire du château avait reprises de ses fermiers, était jeté dans son puits, dont il était retiré sans vie ? La difficulté de trouver les coupables fait très souvent terminer ces affaires par des ordonnances de non-lieu.

On doit savoir gré au code civil d’avoir coupé court à plus d’une coutume compliquée ou inique d’où sortaient de si redoutables conflits. On ne peut s’empêcher de le regarder comme un grand instrument de pacification dans nos campagnes. Il faut bien que les prescriptions par lesquelles il règle les rapports des propriétaires et des fermiers soient équitables et satisfaisantes pour qu’à très peu d’exceptions près, tous les adoptent sans même y joindre le plus souvent des prescriptions accessoires que la loi n’interdit pas.

La classe des fermiers a beaucoup gagné depuis une quarantaine d’années en lumières comme en capital. Ceux des régions que nous étudions sont en possession d’une réputation traditionnelle d’honnêteté et d’habileté. Cette habileté consiste surtout dès longtemps dans un extrême savoir-faire relativement à l’art de diversifier les cultures et de savoir tirer parti de tout heureusement. Ces provinces ont toutes de fortes traditions agricoles. C’est vrai particulièrement de la Flandre, pays de culture et d’industrie, depuis des siècles en possession d’antiques franchises municipales et provinciales qui lui ont, comme je l’ai fait remarquer, singulièrement profité et qui en ont fait notre première province avant 1789. Aussi eut-elle moins que toute autre à faire pour en adopter les principes et s’inspirer de son esprit libéral. L’instruction professionnelle des fermiers a fait dans toutes ces régions du Nord et du Nord-Ouest des progrès certains, non pas en rapport pourtant, nous l’avons indiqué aussi, avec les perfectionnemens accomplis dans les cultures. On doit établir entre eux d’ailleurs de singulières différences. Tel fermier est riche, instruit, n’a rien de rustique dans les manières, il est propriétaire pour son compte d’un bon nombre d’hectares, il envoie ses enfans au collège, et sa femme est une dame. D’autres sont des paysans. Nulle part ne s’établit une hiérarchie plus sensible, jusqu’à ces petits fermiers, si nombreux en Picardie, qui n’osent pas prendre ce nom trop important pour eux, et qui sont ceux-là même qu’on désigne sous le nom de ménagers ; ils forment la limite placée sur les confins de la partie supérieure de la classe des ouvriers ruraux, avec laquelle ils évitent pourtant de se confondre. Le fermier picard, artésien, flamand est ce qu’il y a au monde de plus conservateur au sens social. On doit même ajouter qu’il n’a pas grande indulgence pour les ouvriers dont il connaît les défauts. C’est l’effet d’un contact perpétuel, qui, plus d’une fois, le met en lutte, au sujet du travail, avec les ouvriers ruraux, qu’il accuse de négligence, et