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maint endroit de dangereux tourbillons. Le trajet fut facile pour les soldats qui s’étaient confiés aux radeaux ; ceux qui prirent place sur les barques furent moins heureux : plusieurs barques allèrent donner contre les écueils et beaucoup de leurs passagers périrent. » L’Acésinès, le fleuve aux flots rougeâtres, d’où lui est venu son nom de l’eau noire, n’est pas, en effet, un cours d’eau que l’on puisse, à l’époque des crues, passer en se jouant. Ni l’Hydaspe, ni î’Hydraote, ni l’Hyphase, ni l’Hesudrus n’ont la même importance ; aussi l’Acésinès, suivant la remarque judicieuse d’Arrien, conserve-t-il son nom quand les autres rivières tributaires de l’Indus le perdent. C’est lui qui se charge de recueillir dans son lit profond les quatre affluens alimentés par les neiges de l’Himalaya ; c’est lui qui va les porter, au-dessous de Moultan, à la grande artère du Pendjab. Ses bords ne sont pas, comme ceux de l’Indus, encombrés par d’impénétrables halliers de tamaris ; ils sont bordés de magnifiques pâturages, dont la richesse attire tout un peuple de bergers. Les nombreux canaux dans lesquels se déverse son onde complaisante arrosent un pays plat et une campagne littéralement couverte de hameaux. Au point de sa jonction avec l’Hydraote, l’Acésinès a souvent, vers la fin du mois de juin, plus de 1,200 mètres de largeur ; il en a de 650 à 1,000 en face de Moultan, dont il convertit la plaine, dans la saison des pluies, en un vaste marais. Ce fleuve, en résumé, ne le cède qu’à l’Indus et constitue le plus grand obstacle que pourrait rencontrer une armée se portant d’Attock sur Delhi.

Alexandre paraît avoir eu deux objets distincts dans cette rapide campagne du Pendjab : faire reconnaître partout l’autorité de Porus et remplir ses magasins en prévision d’une expédition plus lointaine. Pendant qu’il jette des garnisons dans toutes les places de quelque défense, Cœnus et Cratère parcourent le pays avec des colonnes volantes, récoltant à la fois des provisions et des moyens de transport ; Éphestion poursuit, avec deux phalanges d’infanterie, avec la moitié des archers, sa propre cavalerie et celle de Démétrius, ce Porus rebelle qui refuse de se soumettre au Porus devenu l’allié d’Alexandre. Les Anglais, les Hollandais également, n’ont jamais pratiqué d’autre politique ; ils ont toujours mis en avant quelque fantôme de roi pour dérober aux populations courbées en réalité sous leur sceptre l’apparence irritante de la domination étrangère.

L’Hydraote, si on le compare à l’Hydaspe et à l’Acésinès, est une petite rivière : sur certains points, il ressemble plutôt à un canal qu’à un fleuve ; sa largeur dépasse rarement 150 mètres[1]. On ne saurait rien imaginer de plus tortueux que ce lit encaissé au fond

  1. Comme terme de comparaison, rappelons la largeur de la Seine, qui ne dépasse guère une centaine de mètres dans la traversée de Paris.