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Mais je répète que je ne veux point entrer en discussion, et c’est seulement un scrupule que je livre à l’appréciation des auteurs de la Jeunesse de Mme d’Épinay. Je voudrais aussi, puisqu’il en est peut-être temps encore, qu’ils prissent un peu plus la peine de nous montrer eux-mêmes les liaisons de leur sujet avec l’histoire des mœurs ou des idées au XVIIIe siècle. Un M. de Castries, dans le temps de la querelle de Diderot et de Rousseau, disait avec impatience : « Cela est incroyable ; on ne parle que de ces gens-là, des gens qui n’ont point d’état, qui sont logés dans un grenier ; on ne s’accoutume point à cela, » et Chamfort, qui nous le rapporte, ne digérait pas le mot. Il ne laisse pourtant pas sous son impertinence d’envelopper un peu de vérité. Que m’importe en effet le ménage de M. de Bellegarde ? et que me font à moi les affaires de M. de Jully ? Si vous voulez que je m’y intéresse, il faut me montrer ce que Grimm, l’un de ses familiers, montra sans doute à M. de Castries, qu’il était, lui, Castries, les siens, et tout le siècle, plus intéressé qu’il ne le croyait, sinon dans la querelle, du moins dans les affaires de l’auteur du Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes et du redoutable ouvrier de l’Encyclopédie. Il n’est si mince sujet, ni d’un intérêt si particulier, qui ne soit par quelque endroit d’un intérêt général ; c’est même proprement ce qu’on en appelle la philosophie ; encore faut-il bien quelquefois aider le lecteur à l’en dégager. Les auteurs de la Jeunesse de Mme d’Épinay ne s’y sont pas assez employés.

Le XVIIIe siècle ne passe pas précisément, même parmi ses admirateurs, pour un siècle exemplaire, ou plutôt j’en connais quelques-uns qui ne l’aiment pour rien tant que pour la beauté de sa corruption. Il n’a pas été cependant tout à fait stérile en vertus, et jusque dans les grandes places on y a vu des intentions droites et de nobles âmes[1]. Je n’en veux pour preuve que le livre où M. Othenin d’Haussonville a ranimé pour nous les hôtes habituels du salon de Mme Necker. Ce sont un peu toujours à la vérité les mêmes personnages, et nous les avons tous rencontrés quelque part, dans le salon de Mme Geoffrin ou dans celui du baron d’Holbach, — d’Alembert, Marmontel, Grimm, Diderot, Galiani, le mélancolique Thomas. En ce temps-là, comme de nos jours, il suffisait à meubler les salons de Paris d’un fort petit nombre de grands hommes habiles à se multiplier. Mais ici, dans le salon de Mme Necker, ils ont quelque chose de changé, comme s’ils avaient dépouillé pour entrer l’allure trop libre et cette franchise de langage, très voisine du cynisme, qui leur était ordinaire, et nous les reconnaissons à peine. Morellet, l’un des plus enragés disputeurs qu’il y

  1. Le Salon de Mme Necker, d’après des documens inédits, tirés des archives de Coppet, par M. le vicomte d’Haussonville, 2 vol. in-18 ; Paris, 1882 ; Calmann Lévy.