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singulière, depuis de longues années, des abeilles maçonnes, succédant à la grande déesse, aux Romains, aux premiers chrétiens, ont pris possession absolue des murs extérieurs du temple et de deux autres petits édifices qui l’avoisinent ; des pans de murs entiers, des figures disparaissent sous l’épaisse construction de leurs cellules. Ce sont des milliers d’essaims bourdonnans qui, s’ils n’étaient inoffensifs, rendraient Dendérah inabordable. Elles sont maîtresses ici et absolues. Mais le temps s’écoule. Il faut reprendre nos bourriques et regagner le Nil et notre bateau. La journée se passe trop rapide à voir disparaître les belles rives, et à Girgeh nous nous arrêtons pour la nuit.


Dimanche, 29 janvier.

Pour notre dernier jour de navigation, nous voudrions ne pas quitter le pont, mais la bise nous coupe le visage en deux. Nous sommes tous si enrhumés, si éprouvés par le froid, si las de l’effort de tenir nos yeux ouverts malgré le vent, qu’à notre grand désespoir nous trouvons la journée longue et souhaitons d’arriver. O misère de notre faiblesse physique et pauvreté de nos facultés ! Ces momens que dans quelques mois nous voudrions pour tout au monde retraverser, dont le souvenir doit être pendant des années le plus précieux des plaisirs, nous voudrions ce matin les supprimer, arriver à tout prix, ne plus rien regarder, ne plus rien voir ! Et pourtant nous avons conscience, remords et regret de ce pitoyable état d’esprit. Nous le disons très haut pour nous excuser les uns aux autres. Néanmoins le professeur S. bâille, lady Q. descend dans sa cabine, sir William s’impatiente, E. s’endort, et moi je me sens lasse à en mourir.

A quatre heures, nous sommes en vue d’Assiout. Notre navigation est terminée, la bousculade habituelle est traversée, et nous voici refaisant sur de petits baudets la longue route poudreuse vers la ville. À terre, le vent a cessé et il fait doux. Combien les gens que nous rencontrons nous semblent pâles de teint et soignés dans leurs vêtemens après la misère des sombres fellahs de la Haute-Égypte ! La route, qui traverse la station du chemin de fer, a près de 3 kilomètres jusqu’à l’entrée de la ville. Un faubourg, avec des maisons de pachas assez soignées et de beaux jardins, nous mène à un pont de pierre jeté sur le canal. D’ici la vue est vraiment ravissante et ne ressemble à rien de ce que j’ai vu en Égypte. Il me semble reconnaître un Decamps ou un Gérôme. Éclairée par le soleil baissant, une promenade de majestueux sycomores précède la porte de la ville ; celle-ci, lourde, massive, est d’un effet superbe, encadrée de ces arbres tordus et fantastiques. Un flot de monde entre, sort :