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décadence et une imitation rétrospective des temples de la Thébaïde.

A l’ombre de deux gros piliers peinte, dans une troisième cour à peine encore déblayée, Saïd a mis notre couvert. Me souvenant des scorpions du photographe, je demande à un des nombreux Arabes qui traînent autour de nous, s’il en voit quelquefois. Trois minutes à peine, et je suis servie à souhait. Il m’apporte un spécimen vivant, énorme, de la dégoûtante bête, trouvé sous une pierre voisine. Bakchich instantané, et prière de ne pas nous suivre avec le dit animal, qui se débat vigoureusement, depuis qu’on lui a arraché son dard. Le soleil est brûlant, mais nous voulons faire un tour au Ramesséum et à nos bien-aimés colosses. Horreur ! Le temple de Ramsès II est envahi par une bande de « touristes Cook, » dragoman galonné en tête. Nombreux, bruyans, haletans, poudreux, ils se sont répandus comme une traînée de fourmis. Dix minutes d’arrêt chez Sésostris ! Nous ralentissons nos baudets pour leur laisser le temps de partir, et nous nous installons silencieusement aux pieds de nos cariatides favorites. La caravane se rassemble à un coup de sifflet du dragoman. Mais ô honte ! avant de se mettre en marche, ayant « fait » le temple de Ramsés, elle grimpe sur son pauvre colosse à terre, et vermine moderne, se répand sur son torse, ses épaules. Comment d’un frisson d’indignation ne secoue-t-il pas cette poussière humaine ? Venue des quatre coins du monde, inepte et ignorante, elle s’éloignera aussi ignorante et aussi inepte, fière d’avoir en trois semaines « fait » ce qu’il y a avoir sur le Nil, d’avoir foulé aux pieds Sésostris le « roi des rois, » le protecteur de Moïse, le « vainqueur de tous les peuples ! » Il nous faut un certain temps pour reprendre notre sérénité et oublier l’impression. laissée par les Vandales, obéissans sujets de ce véritable Pharaon de l’Egypte moderne, le sieur Thomas Cook. Il est tard : les longues ombres des colosses s’étendent au loin sur la plaine. Il est dur de quitter ces beaux lieux et ce majestueux voisinage, car il semble qu’il ferait bon vivre aux pieds de ces nobles, figures et que toutes les petitesses de la vie disparaîtraient sous leur sereine influence.


Jeudi, 26 janvier.

Je veux me souvenir des détails de cette berge animée, où je passe tant d’heures de mes matinées, ne pouvant me rassasier du Nil, de la plaine de Thèbes qui se déroule ensoleillée jusqu’aux rochers de l’Assasif, du petit ruisseau qui longe le jardin de l’hôtel et que traversent à pied, relevant leurs jupes, mais voilant leur visage, femmes et fillettes. La rive du Nil, très escarpée, est taillée