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ressemblent avec moins de magnificence à celle de Séti Ier. Les mutilations récentes sont les mêmes dans toutes. Nous lunchons dans le couloir un peu frais qui descend au tombeau de Ramsès III, utilisant à cet usage familier l’entrée de la demeure dernière d’un grand monarque, car rester au soleil est impossible. Quelle émotion étrange donne cette vallée austère ! La lumière sur le sable d’alentour est de l’or, les rochers calcinés renvoient une chaleur ardente ; les taches d’ombre, rares à cette heure, sont d’un pourpre violet qu’aucune couleur de palette ne pourrait rendre, tant il est vif et transparent.

Nous continuons notre route, sans savoir heureusement quelle épreuve nous attend pour sortir d’ici. Nous sommes derrière le contrefort qui nous sépare de la grande plaine de Thèbes. Il faut le gravir pour redescendre la falaise de l’autre côté, surtout pour avoir le panorama entier du sommet. Comment j’y suis arrivée vivante est encore un mystère pour moi. Le sentier est à pic, au gros soleil, les aspérités du rocher et le sable mouvant alternant sous les pieds. Mon guide Mahmoud et un autre donkey-boy me portent à moitié, et nous arrivons au haut haletans, meurtris, la poitrine suffoquée de nos efforts. Je me laisse hisser sur mon âne ; mais que j’en descends rapidement, malgré les représentations énergiques de Mahmoud ! Le précipice est vertical. Nous côtoyons le bord du plateau que nous venons de gagner et le sentier s’éboule, plus étroit que les pieds du baudet. Ce serait pourtant une glorieuse sépulture que cette vallée des Rois, où mon âne et moi allions périr tous deux ! Le plateau traversé, nous sommes directement au-dessus de ce qui fut Thèbes. Et quelle vue s’étend à nos pieds ! Aussi vaste que celle du Mokattam, elle est plus solennelle, car elle est la vue de la métropole des morts, des ruines, de la solitude, du passé. Homère ne nous dit-il pas qu’ici naquirent quelques-uns des dieux grecs, et n’est-ce pas chez un des sages Thébains que Jupiter séjournait lorsqu’il était trop loin pour écouter les prières des assiégés de Troie ? D’ici je puis voir chaque repli de cette mer de verdure, d’où émergent des flots de ruines, le Ramesséum, Gournah, les deux colosses, et sur la lisière du sable, vers le sud, Medinet-Abou. Au-delà, le serpent d’azur et d’argent scintillant, le Nil. Sur la rive opposée, j’aperçois comme une balustrade blanche, tant la distance est grande : ce sont les colonnades basses et enfoncées des temples de Louqsor. Un peu plus bas, des taches claires plus massives que les autres, les gigantesques pylônes de Karnak. Au-delà encore une plaine verdoyante semée de palmiers et les pics violets de la chaîne Arabique se fondant dans le ciel. Les éperviers seuls, dans leurs grands vols, doivent avoir quelquefois des vues comme celle-ci. Il s’agit pourtant de quitter ces sommets si péniblement gravis et la